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Seul point positif : l’opération n’avait duré qu’une petite demi-heure.

Assis dans sa voiture, Sharko essaya de faire un tri plus fin encore, de privilégier certains profils parmi tous ces gauchers. Il sélectionna les mômes les plus grands, les plus costauds. Il affina encore : certains des enfants du lot avaient aujourd’hui trente ans. C’était peut-être légèrement âgé pour se rendre en discothèque. Il constitua, de ce fait, un autre tas. Au final, il lui restait tout de même neuf fiches entre les mains. Des mômes de quatre ou cinq ans, souriants, et si différents. Il était absolument impossible de privilégier un profil plus qu’un autre. Pas de regard démoniaque, pas de flammes noires dans les yeux. Seule l’innocence rayonnait de ces visages mangés par le temps.

Déçu, il poursuivit néanmoins sa quête, se disant qu’au pire, la Section de recherche de Versailles pourrait faire un relevé ADN de tous ces individus, afin de le comparer à celui trouvé sur la scène de crime. Il arrivait parfois, dans certaines enquêtes délicates, qu’on procédât à des prélèvements ADN de masse après avoir réalisé un ciblage plus ou moins grossier. Cela coûtait cher, mais la vérité n’avait pas de prix.

Les écoles qu’il visita, à l’architecture variée, avaient toujours le même fonctionnement interne. Fiches stockées, parfaitement rangées, aisément disponibles. De ce côté-là, l’Éducation nationale avait fait du bon travail. L’heure tournait, Sharko entassait les feuilles, éliminait autant que faire se peut, mettait de côté, sans que rien ne lui saute réellement aux yeux. Il avait espéré qu’une connexion se créerait dans sa tête, une intuition qui l’orienterait immédiatement vers le bon visage. Mais rien, absolument rien, ne vint… Ces mômes étaient trop jeunes, arborant leur physionomie de bambins : grosses joues et regards amusés. Comment y déceler un tueur ? Comme l’avait fait remarquer Levallois, l’empreinte génétique n’est pas écrite sur notre front.

Il s’arrêta boire un café bien serré dans un troquet, histoire de recharger les batteries. Après avoir appelé son collègue, qui de son côté n’avait rien trouvé non plus, il avala un sandwich et s’assoupit sur le siège de sa voiture. Une demi-heure plus tard, il émergea et reprit le volant, la bouche pâteuse.

Avant-dernière école maternelle à visiter sur les sept. L’école de la Victoire. Peut-être un nom prédestiné, se dit Sharko en soupirant. Interphone, directrice, présentation, explication, archives. Un circuit qu’il commençait à connaître par cœur, et qui lui tapait sur le système.

Encore une fois, les années défilèrent, les fiches s’accumulèrent. Sharko trouvait absolument prodigieux cette distribution aussi précise, régulière, des gauchers dans la nature, ces proportions qui, chaque fois, restaient globalement les mêmes. Zéro, un ou deux gauchers par classe de vingt élèves, c’était tellement précis, prévisible, comme si la nature avait elle-même composé les classes. Il se rappela les propos de la primatologue, les données présentes dans la thèse de Louts, qui annonçaient que d’ici quelques centaines, quelques milliers d’années, il n’y aurait plus de gauchers dans notre société. Certaines classes d’écoles maternelles témoignaient déjà de cette disparition.

À nouveau, des noms, des visages, des physionomies défilèrent sous ses yeux. Alors qu’il parcourait mécaniquement les fiches, qu’il glissait les rares feuilles concernant des garçons gauchers sur le côté, il sentit son cœur faire un saut dans sa poitrine.

Les doigts tremblants, il reprit la fiche qu’il venait de déposer.

Elle datait de 1992. L’enfant, né en 1988, avait aujourd’hui vingt-deux ans.

Il s’appelait Félix Lambert. Gaucher. Cheveux châtain clair, yeux bleus, peau légèrement hâlée, et assez grand, bien qu’il y eût plus grand que lui sur la photo de classe. À première vue, rien de bien extraordinaire, Sharko ayant déjà croisé ce genre de physique dans ses fiches précédentes.

Et si ses yeux n’étaient pas tombés sur la zone consacrée aux « remarques éventuelles », il aurait simplement mis cette fiche de côté, sur le tas des profils potentiels.

Mais dans cette fameuse zone d’annotations était écrit, en grand : « Pas de produits laitiers. Intolérant au lactose. »

Grégory Carnot était lui aussi intolérant au lactose.

Sharko sonda le regard du gamin, qui souriait à pleines dents. Il passa son doigt sur le visage d’ange.

Le flic était presque certain de tenir, en face de lui, l’identité du meurtrier du couple de randonneurs. Cette même identité que Stéphane Terney avait cachée au cœur de son livre, derrière un ensemble de quatre lettres A G T C mélangées dans de longues séquences anodines.

Le commissaire ne prit pas la peine de poursuivre ses recherches et informa Levallois d’arrêter immédiatement les siennes. Il quitta l’établissement scolaire précipitamment, après avoir remercié la directrice. Cinq minutes plus tard, il consultait l’annuaire téléphonique de la ville, à la poste du coin qui allait fermer ses portes. Il trouva deux Lambert à Fontainebleau : Félix et Bernard. Même numéro de téléphone. Probablement le père et son fils…

Il récupéra son jeune collègue devant un loueur de voitures et démarra en trombe avec l’adresse exacte sous les yeux.

Au bout de la route, un tueur l’attendait.

33

D’après les informations récupérées aux renseignements, Gaëlle Lecoupet, la première des femmes de Stéphane Terney, vivait à Gouvieux, une ville tranquille située à proximité de Chantilly. Depuis son retour de Reims, Lucie avait perdu énormément de temps dans les bouchons aux alentours de la capitale, si bien qu’on approchait de la fin d’après-midi lorsqu’elle longea le château de Chantilly, son hippodrome et ses terrains de golf. Après quelques kilomètres, elle se gara dans l’allée de gravillons d’une grande villa en retrait de la route, juste derrière une Audi gros modèle et un cabriolet Mercedes.

Un homme aux cheveux grisonnants, occupé à tailler des rosiers, s’approcha d’elle. Après que Lucie lui eut montré sa fausse carte et expliqué qu’elle souhaitait rencontrer Mme Lecoupet pour une histoire en relation avec son premier ex-mari, il orienta Lucie vers la demeure, sans desserrer les lèvres. Vu son absence de commentaires, Lucie se dit, d’une part, que ni lui, ni sa femme n’avaient dû être prévenus de la mort de Terney – l’établissement des faire-part n’étant pas géré par la police – et que, d’autre part, les flics du 36 n’avaient pas encore jugé nécessaire de creuser la piste si loin en arrière. Interroger la lointaine ex-femme – ça remontait tout de même à vingt-cinq ans – d’un type qui avait été la proie d’un tueur particulièrement sadique, tueur qui était également le meurtrier d’une étudiante, devait être la moindre de leur priorité.

La propriétaire des lieux se tenait dans une large véranda, envahie de plantes grimpantes et d’une dizaine de chats de toutes races et de toutes couleurs. Les animaux tournaient autour d’elle en ronronnant, alors qu’elle versait du lait et des croquettes dans de nombreuses coupelles.

— Chérie, c’est la police pour toi, fit l’homme aux cheveux gris. Au sujet de Stéphane Terney…