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Gaëlle Lecoupet cessa tout mouvement et tendit un visage surpris à Lucie. C’était une grande femme, fine, belle sans maquillage, habillée d’un vieux tee-shirt et d’un jean qui ne cadraient pas vraiment avec la classe de la demeure. De longs cheveux gris, bien coiffés, cascadaient sur ses épaules frêles. Elle posa finalement la nourriture des chats sur une table, s’essuya les doigts dans une serviette et s’approcha de Lucie. Avant de lui serrer la main, elle eut un regard pour son compagnon, le priant de les laisser seules. L’homme, l’air inquiet, obtempéra et retourna à ses occupations extérieures. Gaëlle Lecoupet ferma une porte en verre, enfermant les chats dans la véranda, puis s’adressa à Lucie.

— Mon ex-mari aurait-il des problèmes ?

La flic lui annonça sa mort violente, sans adoucir la réalité. Elle voulait immédiatement plonger son interlocutrice dans l’ambiance nauséabonde de l’enquête, et provoquer une espèce d’électrochoc.

Gagné. Gaëlle Lecoupet se laissa tomber sur une chaise du grand salon, fébrile, les mains sur le visage.

— Bon Dieu ! Assassiné… Ça me fait tout drôle d’entendre une chose pareille.

Lucie resta debout, en face d’elle, la jaugeant rapidement. La sexagénaire avait pris un vrai coup de massue sur le crâne. Amélie Courtois n’y alla pas par quatre chemins et décida d’attaquer avec des questions directes.

— Vous étiez encore en contact avec lui ?

Tristement, Gaëlle Lecoupet secoua la tête et tarda quelque peu à répondre.

— Nous avions interrompu toute relation depuis le divorce. Plus un coup de fil, plus une lettre, rien. Je n’ai depuis, entendu parler de lui que par quelques articles dans des revues scientifiques.

— Nous pensons que son assassinat est lié à son passé, notamment vers l’année 1986, lorsqu’il exerçait à Reims. Pouvez-vous m’expliquer pourquoi, il y a presque vingt-cinq ans, il est subitement parti pour cette ville, alors qu’il avait une excellente situation à Paris ?

La femme répondit cette fois du tac au tac.

— Pratiquer en province était une bonne opportunité pour lui. Quitter la capitale lui a permis d’exercer à plein temps la gynécologie et l’obstétrique, métier qu’il aimait par-dessus tout. Il a toujours apprécié le contact simple et direct avec les patientes, les futures mamans, les bébés. À Paris, il était en permanence sollicité pour une conférence, un article ou une interview. Il voulait se couper de tout cela et retourner à ses véritables racines : la pratique de la médecine.

C’était le genre de réponse typique, trop belle, toute faite, qui ne satisfaisait pas Lucie. Cette phrase, Gaëlle Lecoupet avait dû la répéter à d’autres occasions, chaque fois qu’il avait fallu se justifier. D’ailleurs, elle n’avait même pas réfléchi pour répondre. L’ex-flic se dit qu’il fallait creuser un peu plus, fouiller davantage l’intimité du couple. Elle avait appris, par son métier, que les réponses se cachent toujours dans l’angle mort du miroir. Elle posa donc d’autres questions banales, peu engageantes, histoire de mettre son interlocutrice en confiance et de ranimer le passé. Elle n’apprit pas grand-chose de bien nouveau : Stéphane Terney était brillant, ambitieux, impliqué… Il aimait que l’on parle de lui, accordait de nombreuses interviews, avide d’expliquer son parcours. Un mari aux allures d’homme idéal, qui vouait sa vie entière aux sciences médicales et à la biologie, et dont le métier importait plus que la famille. Il ne voulait pas d’enfants, « de peur de le voir grandir dans un monde voué à l’échec ». Vision salement pessimiste et fataliste de l’avenir.

Après avoir écouté ces fadaises, Lucie décida d’attaquer de front.

— Je vais vous poser une question un peu plus personnelle et directe : votre divorce était-il lié à son départ pour Reims ?

La sexagénaire fronça les sourcils.

— Comme vous le dites, c’est très personnel. Je ne comprends pas bien en quoi cela pourrait vous aider dans votre enquête, madame… ?

— Lieutenant Amélie Courtois… Votre ex-mari s’est fait assassiner, nous essayons d’explorer toutes les pistes, de comprendre les motivations de son bourreau qui, assurément, le connaissait bien. Toutes les informations que nous pourrons recueillir, y compris sur le passé de Stéphane Terney, sont très importantes. Alors, répondez à ma question, s’il vous plaît : votre divorce était-il lié à son départ pour Reims ?

Mme Lecoupet hésita, puis finit par céder devant le ton impérieux de son interlocutrice.

— Je ne voulais pas repartir de zéro en plaquant tout. À Paris, j’ai peiné à créer mon cabinet d’avocate, et je commençais à avoir une bonne clientèle, à me faire un nom dans un milieu où la concurrence est rude. Alors, j’ai refusé de le suivre là-bas. J’aimais Paris. C’est aussi simple que cela.

— Le nom de Robert Grayet vous dit-il quelque chose ?

— Absolument pas.

— Il devrait, pourtant. Il était le chef de service que votre ex-mari a remplacé à Reims. Je suppose qu’il vous en a parlé ? Ce départ pour la province était quand même à l’origine de votre divorce, non ?

— C’est que… Tout cela est si loin. Je ne m’en souviens plus. Mon mari rencontrait beaucoup de monde. Alors oui, peut-être en ai-je entendu parler. Mais je serais bien incapable de vous dire dans quelles circonstances.

Lucie sentit le sang monter dans ses tempes, mais elle essaya de garder son calme. Elle était persuadée que cette femme lui cachait la vérité et qu’en dépit de tout, elle protégeait un homme qu’elle avait sans doute beaucoup aimé.

— Écoutez-moi attentivement, madame Lecoupet. Votre ex-mari a été torturé avec des cigarettes et des couteaux par un individu abominable. Si je suis ici, je vous le répète, c’est parce que j’ai la certitude que son assassinat est lié à ce qui s’est passé il y a vingt-trois ans, à la maternité de Reims. Pour tout vous dire, quelques semaines après sa prise de fonction à la Colombe, votre ex-mari a suivi une patiente en gynécologie, elle s’appelait Amanda Potier. Elle est morte sur la table d’accouchement, le 4 janvier 1987, sous ses yeux.

Lucie laissa s’écouler quelques secondes, jaugeant la réaction de son interlocutrice. Assurément, celle-ci n’était pas au courant. L’ex-flic poursuivit d’un ton ferme et assuré :

— Je ne pense pas que vous vous soyez séparés uniquement sur des critères géographiques ou carriéristes. J’ai la certitude que votre mari est allé dans cette maternité uniquement pour suivre cette patiente et mettre son bébé au monde, coûte que coûte. Le départ de Robert Grayet, chef de service à l’époque, a été certainement provoqué grâce à l’argent. Cet argent, il venait bien de quelque part. Alors maintenant, madame Lecoupet, j’aimerais que vous ravaliez vos phrases toutes faites et que vous m’expliquiez ce qui s’est réellement passé. Pourquoi votre ex-mari a-t-il voulu à tout prix partir pour Reims ?

La femme se passa une main sur le visage, dans un long soupir. Puis elle se leva.

— Je fais un aller-retour au grenier… Attendez-moi ici.

Une fois seule, Lucie se mit à aller et venir, les bras croisés, en observant les chats. Elle était chargée d’énergie et, d’une certaine manière, fière de progresser ainsi, seule, loin des sentiers battus. Cela prouvait qu’elle était encore bien vivante, et capable d’autre chose que de répondre au téléphone dans un centre d’appels pourri. D’un autre côté, elle s’en voulait à mort de moins penser à sa petite Juliette, à sa mère, et même à Klark, surtout ces derniers jours. Mais pour le moment, cette quête impossible qu’elle menait était plus importante que tout au monde. Elle agissait ainsi pour le bien de toute sa famille. Pour que les non-dits, les secrets, les malédictions se rompent définitivement. Repartir dans la vie sur des bases propres…