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— C’est en effet un village indigène. Mais « abandonné » n’est pas le terme exact. Vous allez très vite comprendre.

Qu’est-ce qu’elle voulait dire ? L’ex-flic sentait ses mains de plus en plus moites, au fur et à mesure de l’avancée du film. À l’écran, des cris perforèrent le silence, l’image se fixa sur le plafond végétal. Plus un seul coin de ciel cette fois. Seules s’étalaient des frondaisons interminables. Au-dessus, à trois ou quatre mètres, une colonie de petits singes se dispersait dans les branchages. Les hurlements stridents ne cessaient plus. La caméra zooma sur l’un des primates, au corps sombre et à la tête claire, probablement blanche. L’animal cracha un coup et disparut en grimpant le long d’une liane. Malgré l’immensité de l’endroit, les sentiments d’enfermement, d’oppression, dominaient. Une prison vivante, aux barreaux de chlorophylle.

Le caméraman finit par ignorer les singes inquisiteurs et avança encore, en direction d’une hutte. L’image tanguait au rythme de ses pas lourds et lents. À première vue, les toits étaient fabriqués en feuilles de palmiers tressées, les parois en bambous attachés les uns aux autres par des lianes. Des habitations archaïques, pouvant abriter quatre ou cinq personnes chacune et qui semblaient jaillies d’un autre âge.

Dans l’entrée, se dessina subitement une nuée de moustiques et de mouches qui donnait l’impression d’une tempête de sable. Lucie se recula un peu sur son fauteuil, pas du tout à l’aise. Ses yeux s’attendaient à découvrir l’horreur à tout moment.

Le porteur de la caméra pénétra lentement dans la hutte, tel un intrus à l’affût du moindre mouvement. Toute clarté s’effaça, des taches noires voletaient. La bande sonore était saturée de bourdonnements. Inconsciemment, Lucie se gratta la nuque.

Des insectes en masse… Elle craignait le pire.

Le faisceau d’une lampe, probablement positionnée sous la caméra, déchira l’obscurité.

Et l’horreur apparut.

Au fond, dans le rai de lumière, six corps, tordus comme des chenilles les uns à côté des autres. Apparemment, une famille complète d’indigènes, entièrement nus. Un amalgame de visages boursouflés, d’yeux déjà secs et envahis de mouches, de larves. Du sang suintait de leur nez, leur bouche, leur anus, comme s’ils avaient explosé de l’intérieur. Leurs ventres étaient gonflés, probablement à cause des gaz intestinaux. Celui qui filmait n’épargnait aucun détail, multipliant plans interminables et zooms. Tous les cadavres avaient les cheveux noirs, les pieds usés, les peaux tannées des tribus ancestrales. Mais ils étaient méconnaissables, dévorés par la détresse et la mort.

Lucie eut l’impression d’avoir oublié de respirer. Elle imaginait aisément la puanteur dans la cabane, les dégâts de la chaleur, de l’humidité sur les corps en putréfaction. La furie des grosses mouches vertes en témoignait.

Soudain, l’un des corps tressaillit. Le mourant ouvrit de grands yeux sombres et malades en direction de la caméra. Lucie sursauta et ne put retenir un petit cri. La main se tendit comme pour demander du secours, les doigts fins et noirs se rétractèrent en l’air avant que le bras s’abatte sur le sol comme un tronc mort.

Vivants… Certains d’entre eux étaient encore vivants…

Lucie jeta un bref coup d’œil vers sa voisine, qui tordait un mouchoir entre ses mains. Elle se rappela la violence de son cauchemar : cet enfant carbonisé qui ouvre brusquement les yeux, comme ici. Transie, elle revint vers le film. L’horreur continuait. Le pied du caméraman frappa légèrement les corps, afin de vérifier s’ils étaient morts ou vivants. Un geste purement et simplement insoutenable. Lucie retrouva un souffle normal quand l’homme sortit de ce charnier. Au-dessus, les singes étaient toujours là, oppressants, figés cette fois sur leurs branches. C’était comme si un couvercle recouvrait la jungle. Le répit se révéla de courte durée. Dans les autres huttes, le spectacle se renouvela : des familles anéanties, mêlées à d’ultimes survivants qu’on filmait et laissait crever comme des bêtes.

Le film se termina avec un plan large du village décimé : une dizaine de huttes avec leurs habitants décédés ou agonisants, et livrés aux ténèbres de la jungle.

Noir.

35

Parle-moi de l’intolérance au lactose. Ça frappe qui, dans quelles proportions, et pourquoi ?

Tout en conduisant, Sharko avait appelé Paul Chénaix, son ami légiste. Il voulait s’assurer de la cause et de la rareté de cette caractéristique, pour définitivement se prouver qu’il ne faisait pas fausse route. Il brancha le haut-parleur, afin que Jacques Levallois puisse entendre.

Le spécialiste répondit après quelques secondes de réflexion.

— Tu fais appel à mes vieux souvenirs de médecine et de biologie, mais l’explication est suffisamment remarquable pour que je me la rappelle. À l’époque, ça m’avait scotché. On est en plein dans ces histoires de sélection naturelle et d’Évolution. Tu connais un peu ?

Sharko et Levallois échangèrent un regard interrogateur.

— Si je connais ? On baigne dedans avec mon collègue. Vas-y.

— Très bien. Il faut avant tout savoir que le lactose est un composé spécifique du lait des mammifères. La différence individuelle entre tolérance et intolérance au lactose est purement génétique. L’intolérance au lactose se manifeste chez l’humain après le sevrage du nourrisson par sa mère, à partir du moment où l’on essaie de lui faire consommer du lait de vache.

— Jusque-là, rien d’extraordinaire.

— C’est maintenant que ça devient remarquable, écoute bien. La tolérance au lactose, j’ai bien dit tolérance, est relativement récente à l’échelle de l’Évolution, elle date d’environ cinq mille ans et n’existe que dans les populations humaines ayant domestiqué des vaches dans le but d’en consommer directement le lait. Chez l’Homme avec un grand H, on trouve le gène de la tolérance au lactose surtout dans les régions géographiques où, chez la vache, existent aussi les gènes impliqués dans la forte production de lait.

— Donc… la nature a agi à la fois sur les vaches et les hommes, modifiant leur ADN en créant des gènes qui n’existaient pas auparavant…

Sharko pensait en même temps à la thèse de Louts : la violence d’un peuple, qui grave le caractère « gaucher » dans son ADN. La culture, qui influe sur la génétique…

— Tout à fait. Gène de forte production laitière pour les vaches, et gène de la tolérance pour les hommes. Si je me souviens bien, c’est ce qu’on appelle une coévolution, ou encore une course à l’armement entre la vache et l’homme : la sélection naturelle a fait que l’homme, à l’origine chasseur-cueilleur et se nourrissant exclusivement de viande et de fruits, puisse boire le lait des vaches qu’il domestiquait. De ce fait, elle a aussi rendu les vaches meilleures productrices de lait. Et plus elles produisaient, plus les hommes buvaient… D’où le terme de course à l’armement. Remarquable, non ?

— Si j’ai bien compris le fond de ton explication, cela voudrait dire que les personnes aujourd’hui intolérantes au lactose ne possèdent pas ce gène de protection, parce que leurs ancêtres ne domestiquaient pas de vaches ?

— C’est exactement cela. Ces individus non tolérants ont dû avoir des ancêtres qui vivaient éloignés du centre de domestication des races bovines laitières. Plus les vaches étaient éloignées, moins les individus supportaient le lait et développaient le gène. À l’époque de mes études, les chiffres indiquaient environ 5 % d’intolérants au lactose en Europe, et un truc du genre 99 % en Chine, par exemple. Car 70 % de la population mondiale est intolérante. Fais boire du lait à un Asiatique, et il vomit sur-le-champ. Par contre, n’importe quel Français pur souche depuis des générations pourra consommer du lait à volonté. J’ai répondu à tes questions ?