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Gaëlle Lecoupet continua :

— Par la suite, j’ai arrêté les investigations. Cela faisait trop mal. L’épisode de notre violente rupture et de notre divorce avait été suffisamment difficile, je voulais laisser tout cela derrière moi et me reconstruire. La première chose que j’ai faite, ensuite, a été de mettre cette horrible cassette au fin fond d’une malle. J’ai eu comme un déni profond envers ce que j’avais vu, je ne voulais pas y croire. Au fond de moi, je refusais d’aller au bout et de comprendre.

Elle secoua la tête, les yeux baissés. Cette femme qui avait tout pour être heureuse saignait encore en profondeur, sous son vernis élégant.

— J’ignore pourquoi je ne me suis jamais débarrassée de cette vidéo. Sans doute me suis-je dit qu’un jour, je chercherais à connaître la vérité. Mais je ne l’ai jamais fait. À quoi bon ? Tout cela est du passé. Aujourd’hui, je me sens bien avec Léon, et c’est le plus important.

Elle déposa le boîtier de plastique noir dans les mains de Lucie.

— Vous, vous êtes venue jusqu’ici. Vous trouverez la vérité, vous remonterez aux origines. Gardez cette cassette maudite, faites-en ce que vous voulez mais emmenez-la avec vous, hors de cette maison. Je ne veux plus jamais la voir ni en entendre parler.

Lucie acquiesça sans perdre ses réflexes de flic :

— Avant que je m’en aille, pourriez-vous me la dupliquer sur un DVD avec votre appareil ?

— Oui, bien sûr.

Finalement, les deux femmes se saluèrent. Avant de monter dans sa voiture, l’ex-flic hocha poliment la tête en direction de Léon, plaça la cassette et le DVD sur le siège passager puis démarra, le crâne en fusion.

Les voyages, la cassette, les individus de l’hippodrome… À quelle secrète et mystérieuse entreprise s’était livré Terney ? Qu’était-il réellement arrivé à tous ces indigènes ? Quelles horreurs dissimulaient le mot « Phénix » ? Comment Éva Louts avait-elle pu remonter jusqu’à la tribu ? Qui cherchait-elle ? Les auteurs du carnage ? Ces êtres de violence pure qui avaient filmé, et peut-être provoqué la mort ?

À quelques kilomètres de l’autoroute A1, Lucie réfléchit sur la direction à prendre. Lille ou Paris ? Gauche ou droite ? Sa famille ou l’enquête ? Revoir Sharko ou définitivement l’oublier ? Lucie sentait que, face au flic, elle pouvait vaciller à tout moment : jamais, elle ne se serait crue à nouveau capable de ressentir quelque chose pour un homme. Après le drame, son corps, son esprit étaient devenus des racines mortes. Mais, à présent, tous les sentiments qu’elle croyait à jamais disparus remontaient lentement à la surface.

Paris à droite, Lille à gauche… Les deux extrémités d’une profonde déchirure.

Au dernier moment, elle se décida et prit vers la droite.

Encore une fois, il allait falloir remonter le temps, et s’enfoncer davantage dans les ténèbres. L’une de ses filles avait été assassinée sous le soleil des Sables-d’Olonne, voilà plus d’un an, sans qu’elle en comprenne véritablement la raison.

Et aujourd’hui, elle savait que c’étaient dans les profondeurs effroyables d’une jungle, à des milliers de kilomètres de chez elle, que l’attendaient peut-être toutes les réponses.

37

Le soleil avait commencé à décliner à travers les frondaisons lorsque les véhicules de police envahirent la propriété isolée des Lambert. Camionnette de la police scientifique, photographe de scène de crime, voitures de fonction des officiers de la judiciaire. En ce jeudi soir aux températures encore estivales, les hommes étaient à cran : ils avaient déjà affronté un début de semaine bien chargé en horreurs et la situation ne semblait franchement pas s’améliorer, avec ces deux nouveaux cadavres sur les bras et une demeure qui faisait penser aux scènes les plus sombres de Amytiville, la maison du diable.

Sharko était assis contre un arbre, devant la bâtisse, la tête dans les mains. Les ombres descendaient sur son visage, se pressaient contre lui comme pour l’engloutir. En silence, il observait le fourmillement des différentes équipes, cette espèce de ballet morbide commun à toutes les scènes de crime. Quels que fussent l’endroit, la situation, la mort changeait peut-être de costume, mais jamais de visage.

Après le travail minutieux de la police scientifique, le cadavre de Félix Lambert avait été recouvert d’un drap, puis son corps embarqué pour l’IML en même temps que celui de son père. Aux premières indications fournies par la résorption de la rigidité cadavérique, le décès de Bernard Lambert remontait à quarante-huit heures, au moins. Deux jours, que le père avait passés, étalé sur le carrelage d’une salle à manger, baignant dans son sang, avec la télé à fond et l’eau qui coulait du lavabo de la salle de bains à l’étage.

Bon Dieu… Que s’était-il passé dans la tête de Félix Lambert ? Quels démons avaient pu le pousser à accomplir de tels actes ?

Avec un soupir, Sharko se redressa. Il se sentait fébrile, vide, usé jusqu’à la corde par une trop longue journée et une enquête sinueuse, où rien n’était simple. D’un pas traînant, il rejoignit Levallois et Bellanger, qui discutaient avec virulence devant l’entrée. La tension entre les deux coéquipiers était perceptible. Plus le temps passait, et plus les hommes, fatigués, à bout de nerfs montaient en pression. Des couples exploseraient peut-être, et les zincs des bars verraient des officiers en bout de course tenter d’oublier.

Le chef de groupe en termina avec Levallois et emmena le commissaire à l’écart, à proximité d’un gros hortensia bleu.

— Ça va mieux ? demanda-t-il.

— Un petit coup de fatigue, mais ça va. J’ai vidé un Thermos de café sucré apporté par l’équipe, ça m’a redonné un peu d’énergie. À vrai dire, je n’ai pas mangé grand-chose ces derniers temps.

— C’est surtout le manque de sommeil. Il te faudrait un peu de repos.

Sharko hocha le menton vers la zone entourée de rubans « Police nationale ». Il s’agissait de l’endroit maudit où le cadavre de Félix Lambert gisait, quelques minutes plus tôt.

— Le repos, ce sera pour plus tard. Vous avez pu prévenir leurs proches ?

— Pas encore. On sait que la sœur aînée de Félix Lambert habite à Paris.

— Et la mère ?

— Pas de trace pour le moment. On débarque, et il y a tant à faire…

Il soupira, apparemment abattu. Sharko avait été à sa place, naguère. La fonction de chef de groupe criminel n’était qu’un nid à emmerdements, un poste où l’on se faisait taper dessus par en haut et par en bas.

— Qu’est-ce que tu penses de tout ce bordel ?

Sharko leva les yeux vers la vitre brisée de l’étage.

— J’ai croisé le regard du fils avant qu’il ne saute, j’ai vu dans ses yeux quelque chose que je n’avais jamais vu dans les yeux d’un être humain : de la souffrance à l’état pur. Il se labourait la peau des joues, il s’était pissé dessus, comme une bête. Quelque chose le rongeait de l’intérieur jusqu’à le rendre dingue, le déconnecter de la réalité. Un mal qui le poussait à accomplir des actes d’une violence démesurée, y compris massacrer des randonneurs et son propre père. J’ignore de quoi il s’agit, mais je suis de plus en plus persuadé que ce qu’on cherche se cache en lui, dans son organisme. Quelque chose de génétique. Et Stéphane Terney savait de quoi il s’agissait.

Le silence les cernait. Nicolas Bellanger se frottait le menton, le regard dans le vague.