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« Ce soir, Melissa et moi allons à la Konque, annonça-t-il enfin.

— La Konque ? murmurai-je, interdit.

— Une salle de surmodulation, expliqua Hoaglund. À Pomona. Tous les grands groupes s’y produisent.

— Nous avons des tickets pour le Philharmonique ce soir », objectai-je d’une toute petite voix.

Les yeux de Gianni étaient pleins d’une farouche détermination. « La Konque », insista-t-il.

Nous sommes donc allés à La Konque, Gianni, Melissa, Sam, la petite schlassée qui vivait avec lui, Oreo, et moi. Gianni et Melissa avaient voulu s’y rendre seuls, mais je ne m’étais pas laissé faire. Je me sentais un peu comme une mère trop protectrice dont le petit garçon veut tâter de la fumette dure. Pas de chaperons, pas de Konque, ai-je dit. La Konque était un gigantesque dôme géodésique à Pomona niveau inférieur, loin sous terre. La scène tournait sur des gyroscopes anti-grav, le plafond n’était qu’une brume de haut-parleurs en suspension, les sièges étaient munis de prises amplificatrices, et l’assistance, quatorze ans d’âge moyen, était schlassée à mort. Les groupes prévus au programme ce soir-là étaient : Casseur, Esprits Saints, Orgasme Rutilant Renaissance et Ultramousse. C’était pour ça que j’avais dépensé une super-méga-fortune à ramener à la vie le compositeur du Stabat Mater et de La Serva Padrona ? Les gamins hurlaient, l’immense salle était plongée dans un son dense, tangible, oppressant, couleurs et lumières palpitaient et vibraient, ce n’était qu’une explosion dans les têtes. Et au milieu de cette folie se tenait Giovanni Battista Pergolesi (1710-1736), diplômé du Conservatorio dei Poveri, organiste de la chapelle royale à Naples, maestro di capella auprès du prince de Stigliano – branché, excité, rayonnant, extatique, transporté.

Quoi que La Konque pût être par ailleurs, l’endroit ne semblait pas dangereux, aussi ai-je laissé Gianni y retourner le soir suivant en la seule compagnie de Melissa. Et le soir d’après. Il était sain pour nous deux de le laisser voler un peu de ses propres ailes. Mais je commençais à m’inquiéter. Nous n’allions pas tarder à annoncer au public la nouvelle que nous avions un authentique génie du XVIIIe siècle parmi nous. Mais où étaient les nouvelles symphonies ? Où étaient les providentielles sonates ? Il ne produisait rien de visible. Il se contentait d’avaler des tonnes de surmodulation. Je ne l’avais pas ramené ici pour faire partie de l’assistance, surtout cette assistance.

« Relax, disait Sam Hoaglund. C’est seulement une phase qu’il traverse. Il est ébloui par toutes ces choses nouvelles pour lui, sans compter que c’est peut-être la première fois de sa vie qu’il prend du bon temps. Mais il se remettra tôt ou tard à composer. Personne ne s’écarte définitivement de son naturel. Le vrai Pergolèse reprendra les rênes. »

Puis Gianni disparut.

Appel affolé à trois heures de l’après-midi par un samedi torride où soufflaient les vents de Santa Ana tandis qu’un incendie faisait rage à Tujunga. Le Dr Brandon était allé dans la chambre de Gianni pour un petit examen de routine : pas de Gianni. Quittant ma maison près de la plage, j’ai traversé la ville à toute allure. Hoaglund, qui était accouru de Santa Barbara, était déjà là. « J’ai téléphoné à Melissa, a-t-il dit. Il n’est pas avec elle. Mais elle a une théorie.

— Raconte.

— Ils sont allés rôder dans les coulisses ces derniers soirs. Il a rencontré des mecs d’Ultramousse et d’un autre groupe. Elle pense qu’il est allé faire un bœuf avec eux.

— Si c’est tout, alors alléluia. Mais comment retrouver sa trace ?

— Elle rassemble des adresses. On est en train d’appeler à droite et à gauche. Arrête de te tracasser, Dave. »

Facile à dire. Je l’imaginais un couteau sur la gorge dans quelque bouge de L.A. Est. J’imaginais des voyous fanfaronnants m’expédiant ses doigts, un par jour, en attendant que leur soit payée une rançon de cinquante millions de dollars. J’ai fait les cent pas pendant toute une atroce demi-heure, décrochant des téléphones comme si c’étaient des baguettes magiques, puis est arrivée la nouvelle qu’on l’avait trouvé en train de se faire la main avec Orgasme Rutilant Renaissance dans un studio de Covina Ouest. Nous y étions en la moitié du temps autorisé par la loi et au diable la police de la route californienne.

L’endroit était une Konque miniature, du matériel électronique partout, l’équipement nécessité par la surmodulation en place, et Gianni installé au milieu de six jeunes affreux pratiquement nus dont les corps étaient festonnés de bandes magnétiques et de gadgets acoustiques. Tout comme le sien. Dégoulinant de sueur, il avait l’air ravi. « C’est tellement beau cette musique », a-t-il soupiré quand je l’ai colleté. « C’est la musique de ma seconde naissance. Je l’aime plus que tout.

— Plus que Bach. Beethoven. Mozart.

— C’est quelque chose d’autre. De miraculeux. L’effet total… l’environnement, l’englout…

— Gianni, ne partez plus jamais sans en informer quelqu’un.

— Vous avez eu peur ?

— Vous représentez un énorme investissement pour nous. Nous ne tenons pas à ce qu’il vous arrive du mal, ou des ennuis, ou…

— Vous me prenez pour un enfant ?

— Il y a dans cette ville des dangers que vous ne pouvez pas encore comprendre. Vous voulez jouer avec ces musiciens, jouez avec eux, mais ne disparaissez pas comme ça. Compris ? »

Il a hoché la tête.

Puis il a dit : « On remet à plus tard cette conférence de presse. Je suis en train d’apprendre cette musique. Je ferai mes débuts le mois prochain, peut-être. Si nous pouvons avoir une réservation à La Konque comme tête d’affiche.

— C’est ce que vous voulez être ? Une star de la surmodulation ?

— La musique est la musique.

— Et vous êtes Giovanni Battista Pergo… » Une horrible pensée m’a traversé. J’ai jeté un coup d’œil en biais du côté d’Orgasme Rutilant Renaissance. « Gianni, vous ne leur avez pas dit qui vous…

— Non. Je suis toujours un secret.

— Dieu merci. » J’ai posé ma main sur son bras. « Écoutez, si ce truc vous amuse, écoutez-en, jouez-en, faites ce que vous voulez. Mais le Seigneur vous a donné du génie pour la vraie musique.

— Ceci est de la vraie musique.

— La musique complexe. La grande musique.

— J’ai crevé de faim à composer de cette musique.

— Vous étiez en avance sur votre époque. Vous ne crèveriez pas de faim aujourd’hui. Vous aurez un public énorme pour votre musique.

— Parce que je suis une curiosité, oui. Et dans deux mois me voilà de nouveau oublié. Grazie, non, Dave. Plus de sonates. Plus de cantates. Ce n’est pas la musique de ce monde-ci. Je me lance dans la surmodulation.

— Je vous le défends, Gianni ! »

Ses yeux ont lancé des éclairs. J’ai vu de l’acier sous son extérieur fragile de jeune dandy.

« Je ne vous appartiens pas, docteur Leavis.

— Je vous ai donné la vie.

— Mon père et ma mère aussi. Je ne leur ai pas appartenu davantage.

— Je vous en prie, Gianni. Ne nous disputons pas. Je vous supplie seulement de ne pas tourner le dos à votre génie, de ne pas renoncer à ce don que Dieu vous a donné pour…

— Je ne renonce à rien. Je transforme, c’est tout. » Il s’est redressé et son nez est presque venu toucher le mien. « Laissez-moi ma liberté. Je ne serai pas un compositeur de cour pour vous. Je ne vous donnerai ni messes ni symphonies. Personne ne veut de telles choses aujourd’hui, pas de nouvelles, seulement quelques individus qui veulent les anciennes. Ce n’est pas suffisant. Je veux être célèbre, capisce ? Je veux être riche. Pensiez-vous que je passerais le reste de ma vie à jouer les phénomènes de foire, les pièces de musée ? Ou que j’apprendrais à écrire le genre de bruit qu’on appelle musique moderne ? La célébrité, voilà ce que je veux. Je suis mort dans la faim et la pauvreté, disent les livres. Mourez dans la faim et la pauvreté, voyez à quoi ça ressemble, et revenez me parler d’écrire des cantates. Je ne serai plus jamais pauvre. » Il s’est mis à rire. « L’année prochaine, quand j’aurai été révélé au monde, je formerai mon propre groupe de surmodulation. Nous porterons des perruques, des costumes XVIIIe siècle, tout ça. Nous nous appellerons les Pergolesi. D’accord ? D’accord, Dave ? »