Servaz était dans la police depuis trois ans lorsqu’il avait réussi à se procurer le rapport d’autopsie, quinze ans après les faits. Avec le recul, il savait qu’il avait commis là une erreur des plus funestes. Il avait cru que les années lui donneraient la force nécessaire. Il s’était trompé. Il avait découvert avec une indicible horreur et en détail ce que sa mère avait subi cette nuit-là. Après quoi le jeune policier avait refermé le rapport, s’était précipité aux toilettes et avait vomi son déjeuner.
Les faits. Rien que les faits.
Les faits étaient les suivants : son père avait survécu — mais il avait quand même passé deux mois à l’hôpital pendant lesquels le jeune Martin avait été placé chez sa tante. À sa sortie d’hôpital, son père avait repris son métier de professeur. Mais il était très vite apparu qu’il n’était plus apte à l’exercer : il s’était plusieurs fois présenté ivre, barbu et échevelé devant ses élèves, qu’il avait en outre copieusement insultés. L’administration l’avait finalement mis en congé illimité et son père en avait profité pour s’enfoncer davantage. Le jeune Martin avait de nouveau été placé chez sa tante… Les faits, rien que les faits… Deux semaines après avoir rencontré à l’université celle qui deviendrait sa femme six mois plus tard, alors que l’été approchait, Servaz était retourné voir son père. En descendant de voiture, il avait jeté un bref coup d’œil à la maison. Sur le côté, l’ancienne grange tombait en ruine ; le corps d’habitation lui-même semblait inhabité, la moitié au moins des volets étaient clos. Servaz avait frappé à la vitre de la porte d’entrée. Pas de réponse. Il l’avait ouverte. « Papa ? » Seul le silence lui avait répondu. Le vieux devait encore une fois être étendu ivre mort quelque part. Après avoir jeté sa veste et sa besace sur un meuble et s’être servi un verre d’eau dans la cuisine, il avait, sa soif étanchée, grimpé l’escalier, sachant que son père devait se trouver dans son bureau, probablement en train de cuver. Le jeune Martin avait raison : il s’y trouvait — dans son bureau. Une musique assourdie montait à travers la porte close, qu’il avait reconnue aussitôt : Gustav Mahler, le compositeur préféré de son père.
Et il avait tort : il ne cuvait pas. Il ne lisait pas non plus un de ses auteurs latins favoris. Il gisait, immobile, dans son fauteuil, les yeux grands ouverts et vitreux, une écume blanche aux lèvres. Poison.
Comme Sénèque, comme Socrate. Deux mois plus tard, Servaz passait le concours d’officier de police.
À 22 heures, Diane éteignit la lumière de son bureau. Elle emporta un travail qu’elle voulait terminer avant de se coucher et remonta dans sa chambre du quatrième étage. Il y faisait toujours aussi froid et elle passa son peignoir par-dessus ses vêtements avant de s’asseoir à la tête du lit et d’attaquer sa lecture. En consultant ses notes, elle revit son premier patient du jour : un petit homme de soixante-quatre ans à l’air inoffensif et à la voix aiguë et éraillée comme si on lui avait limé les cordes vocales. Un ancien prof de philo. Il l’avait saluée avec une politesse extrême quand elle était entrée. Elle s’était entretenue avec lui dans un salon équipé de tables et de fauteuils scellés dans le sol. Il y avait une télé grand écran enfermée dans une coque de Plexiglas et tous les angles et arêtes du mobilier étaient caparaçonnés de plastique. Personne d’autre dans le salon, mais un aide-soignant montait la garde depuis le seuil de la pièce.
— Victor, comment vous vous sentez aujourd’hui ? avait-elle demandé.
— Comme un putain de sac de merde…
— Que voulez-vous dire ?
— Comme un gros étron, un excrément, une crotte, un gros cigare, un caca, un…
— Victor, pourquoi êtes-vous si grossier ?
— Je me sens comme ce qui vous sort des fesses, doc, quand vous allez à la…
— Vous ne voulez pas me répondre ?
— Je me sens comme…
Elle s’était dit que jamais plus elle ne lui demanderait comment il se sentait. Victor avait tué sa femme, son beau-frère et sa belle-sœur à coups de hache. D’après son dossier, sa femme et sa belle famille le traitaient comme un moins-que-rien et se moquaient de lui en permanence. Dans sa vie « normale », Victor avait été quelqu’un d’une grande éducation et d’une grande culture. Au cours de sa précédente hospitalisation, il s’était jeté sur une infirmière qui avait eu le malheur de rire devant lui. Heureusement, il ne pesait que cinquante kilos.
Elle avait beau essayer de se concentrer sur son cas, elle n’y parvenait pas complètement. Quelque chose d’autre rôdait à la lisière de sa conscience. Elle était pressée de terminer ce travail pour revenir à ce qui se passait à l’Institut. Elle ne savait pas ce qu’elle allait trouver mais elle était bien décidée à pousser ses investigations plus loin. Et, désormais, elle savait par où commencer. L’idée lui était venue après avoir surpris Xavier sortant de son bureau.
En ouvrant le dossier suivant, elle revit aussitôt le patient en question. Un homme de quarante ans au regard fiévreux, aux joues creuses mangées par la barbe et aux cheveux sales. Un ancien chercheur spécialisé dans la faune marine, d’origine hongroise. Qui parlait un excellent français avec un fort accent slave. György.
— Nous sommes reliés aux grands fonds, lui avait-il dit d’emblée. Vous ne le savez pas encore, docteur, mais nous n’existons pas vraiment, nous n’existons qu’à l’état de pensées, nous sommes des émanations de l’esprit des créatures abyssales, celles qui vivent au fond des océans par plus de deux mille mètres de profondeur. C’est le royaume des ténèbres éternelles, la lumière du jour n’arrive jamais en bas. Il y fait noir tout le temps. (En entendant ce mot, elle avait senti passer sur elle l’aile glacée de la peur.) Et froid, très très froid. Et la pression : elle y est colossale. Elle augmente d’une atmosphère tous les dix mètres. Insupportable sauf pour ces créatures. Elles ressemblent à des monstres, vous savez. Comme nous. Elles ont des yeux énormes, des mâchoires pleines de dents acérées et des organes lumineux tout le long du corps. Ce sont soit des charognards, des nécrophages, qui se nourrissent des cadavres tombés des couches supérieures de l’océan, soit d’affreux prédateurs capables de ne faire qu’une seule bouchée de leurs proies. En bas, tout n’est que ténèbres et cruauté. Comme ici. Il y a le poisson-vipère ou Chauliodus sloani, dont la tête ressemble à un crâne hérissé de dents longues comme des couteaux et transparentes comme du verre et dont le corps de serpent est hérissé de points lumineux. Il y a le Linophryne lucifer et le Photostomias guernei, plus laids et effrayants que des piranhas. Il y a les pycnogonides, qui ressemblent à des araignées, et les haches d’argent, qui ont l’air de poissons morts et qui sont pourtant vivantes. Ces créatures ne voient jamais la lumière du jour, elles ne remontent jamais vers la surface. Comme nous, docteur. Ne voyez-vous pas l’analogie ? C’est parce qu’ici nous n’existons pas vraiment, contrairement à vous. Nous sommes sécrétés par l’esprit de ces créatures. Chaque fois qu’au fond l’une d’elles meurt, ici l’un de nous meurt aussi.
Ses yeux s’étaient voilés tandis qu’il parlait, comme s’il était parti là-bas, au fond des ténèbres océaniques. Ce discours absurde avait glacé Diane par sa cauchemardesque beauté. Elle avait eu du mal à évacuer les images qu’il avait enfantées.