Il pensa soudain qu’il y avait plus d’un point commun entre le garçon nommé Clément et Alice : tous deux étaient intelligents et en avance sur leur âge. Tous deux pouvaient aussi faire preuve d’une violence verbale inouïe. Et physique aussi, se dit Servaz. Sauf que le premier l’avait retournée contre un SDF, l’autre contre elle-même.
Par chance pour Servaz, le journal d’Alice ne décrivait pas dans le détail ce qu’elle avait enduré. Ce n’était pas un journal à proprement parler : il ne racontait pas une expérience au jour le jour. C’était plutôt un réquisitoire. Un cri de douleur. Néanmoins, Alice étant une enfant intelligente, à l’esprit pénétrant, les mots étaient terribles. Les dessins étaient pires encore. Certains auraient été remarquables si le sujet n’en avait pas été aussi macabre. Parmi eux, il eut l’attention immédiatement attirée par celui qui représentait les quatre hommes capés et bottés. Alice avait du talent. Elle avait dessiné le moindre pli des capes noires et les visages des membres du quatuor dissimulés par l’ombre sinistre des capuches. D’autres dessins représentaient les quatre hommes étendus nus, yeux et bouches grands ouverts, morts… Un fantasme, songea Servaz.
En les examinant, il constata, déçu, que si les capes étaient fidèlement reproduites et les corps nus très réalistes, les visages en revanche n’évoquaient aucun des hommes qu’il connaissait. Ni Grimm, ni Perrault, ni Chaperon… C’étaient des faces boursouflées, monstrueuses, des caricatures du vice et de la cruauté qui évoquaient ces démons grimaçants sculptés au fronton des cathédrales. Alice les avait-elle intentionnellement défigurés ? Ou devait-il en conclure qu’elle et ses amis n’avaient jamais vu le visage de leurs tortionnaires ? Que ceux-ci n’avaient jamais retiré leur capuche ? Il pouvait cependant déduire de ces dessins et de ces textes un certain nombre d’informations. D’abord, sur les dessins, les hommes étaient toujours quatre : de toute évidence, les violeurs se réduisaient aux membres du quatuor. Ensuite, le journal répondait à une autre question posée par la mise en scène de la mort de Grimm : les bottes. Leur présence aux pieds du pharmacien était jusque-là une énigme, elle trouvait une explication un peu plus loin :
Ils arrivent toujours les nuits d’orage, les dégueulasses, quand il pleut. Sans doute pour être sûrs que personne ne vienne à la colonie pendant qu’ils y sont. Car qui aurait l’idée de venir dans cette vallée après minuit quand il pleut à seaux renversés ?
Ils pataugent avec leurs bottes immondes dans la boue du chemin et puis ils laissent leurs traces boueuses dans les couloirs et ils souillent tout ce qu’ils touchent, ces gros porcs.
Ils ont des rires gras, des voix fortes : j’en connais au moins une.
En lisant cette dernière phrase, Servaz avait tressailli. Il avait parcouru les carnets en tous sens, en tournant fébrilement les pages — mais nulle part il n’avait trouvé une autre allusion à l’identité des bourreaux, à un moment donné, il était également tombé sur ces mots « Ils ont fait ça chacun leur tour. » Des mots qui l’avaient laissé comme tétanisé, incapable de pousser plus loin. Il avait dormi quelques heures puis il avait repris sa lecture. En relisant certains passages, il en avait conclu qu’Alice avait été violée une seule fois — ou plutôt une seule nuit —, qu’elle n’avait pas été la seule à l’être cette nuit-là, et que les hommes étaient venus au camp une demi-douzaine de fois au cours de ce même été. Pourquoi n’avait-elle rien dit ? Pourquoi aucun des enfants n’avait donné l’alerte ? À certaines mentions, Servaz crut comprendre qu’un enfant était mort, tombé dans un ravin, cet été-là. Un exemple, un avertissement pour les autres ? Était-ce pour cela qu’ils s’étaient tus ? Parce qu’ils avaient été menacés de mort ? Ou bien parce qu’ils avaient honte et qu’ils se disaient qu’on ne les croirait pas ? En ces temps-là, les dénonciations étaient rarissimes. À toutes ces questions, le journal n’apportait pas de réponse.
Il y avait aussi des poèmes qui témoignaient du même talent précoce que les dessins même si elle avait moins cherché à parer son texte de qualités littéraires qu’à exprimer l’horreur de ce qu’elle avait subi :
C’était MOI ce petit CORPS plein de LARMES ?
Cette Souillure, cette tache sur le sol, ce bleu : c’était Moi ? — et je
Regardai le sol tout près de mon visage, l’ombre
Du bourreau étendu ;
Peu importe ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont dit,
Ils ne peuvent atteindre en moi le noyau dur l’amande pure.
« Papa, qu’est-ce que ça veut dire CATIN ? »
Ces mots quand j’avais six ans. Voilà leur réponse : PORCS PORCS PORCS PORCS.
Un détail — sinistre entre tous — avait attiré l’attention de Servaz : dans son exposition des faits, Alice évoquait à plusieurs reprises le bruit des capes, le crissement du tissu imperméable noir lorsque ses agresseurs bougeaient ou se déplaçaient. « Ce bruit, écrivait-elle, je ne l’oublierai jamais. Il veut dire pour toujours une chose : le mal existe, et il est bruyant. » Cette dernière phrase avait plongé Servaz dans un abîme de réflexion. En poursuivant sa lecture, il comprit pourquoi il n’avait trouvé aucun journal dans la chambre d’Alice, aucun écrit d’aucune sorte qui fût de sa main :
J’ai tenu un journal. J’y racontais ma petite vie d’avant, jour après jour. Je l’ai déchiré et jeté. Quel sens cela aurait de tenir un journal après ça ? Non seulement ces pourritures ont bousillé mon futur, mais ils ont aussi salopé à jamais mon passé.
Il comprit qu’Alice n’avait pu se résoudre à jeter les carnets : c’était peut-être le seul endroit où la vérité sur ce qui s’était passé apparaîtrait jamais. Mais, en même temps, elle voulait être sûre que ses parents ne tomberaient pas dessus. D’où la cachette… Elle savait probablement que ses parents ne toucheraient pas à sa chambre après sa mort. Du moins devait-elle l’espérer. Comme elle devait espérer, secrètement, que quelqu’un trouverait un jour les carnets… Elle était sans doute loin d’imaginer qu’il faudrait toutes ces années et que l’homme qui les exhumerait serait un parfait inconnu. En tout cas, elle n’avait pas choisi de « castrer les salauds », elle n’avait pas choisi la vengeance. Mais quelqu’un d’autre l’avait fait pour elle… Qui ? Son père, qui pleurait aussi la mort de sa mère ? Un autre parent ? Ou bien un enfant violenté qui ne s’était pas suicidé mais qui était devenu un adulte plein de rage, rempli à jamais d’une soif de vengeance impossible à étancher ?
Parvenu au terme de sa lecture, Servaz avait repoussé les carnets loin de lui et il était sorti sur le balcon. Il étouffait. Cette chambre, cette ville, ces montagnes. Il aurait voulu se trouver loin d’ici.