— En effet. Pour la simple raison que ce journal n’était pas destiné à être lu. Il était très bien caché. Et je ne l’ai découvert, comme je vous l’ai dit, que cette nuit. Grâce à un concours de circonstances.
— Et si cette fille avait affabulé ?
Servaz écarta les mains.
— Je ne crois pas… Vous jugerez par vous-mêmes… C’est trop réel, trop… précis. Et puis, dans ce cas, pourquoi l’avoir aussi bien dissimulé ?
— Où est-ce que tout ça nous mène ? demanda le juge. Un enfant devenu adulte qui se venge ? Un parent ? Dans ce cas que vient faire l’ADN d’Hirtmann sur les scènes de crime ? Et le cheval de Lombard ? Je n’ai jamais vu une enquête aussi embrouillée !
— Ce n’est pas l’enquête qui est embrouillée, répliqua Ziegler d’une voix coupante, ce sont les faits.
Cathy d’Humières fixa longuement Servaz, son gobelet vide à la main.
— Gaspard Ferrand a un très bon mobile pour ces meurtres, fit-elle observer.
— Comme tous les parents des suicidés, répondit celui-ci. Et, en effet, sans doute aussi comme les jeunes gens violés par cette bande qui ne se sont pas suicidés et qui sont devenus adultes.
— C’est une découverte très importante, dit finalement la proc. Que suggérez-vous, Martin ?
— L’urgence reste la même : retrouver Chaperon. C’est la priorité. Avant que le ou les assassins ne le fassent… Mais, désormais, nous savons que les membres du quatuor ont sévi à la Colonie des Isards. C’est sur celle-ci que nous devons concentrer nos recherches — et sur les suicidés. Puisqu’il est maintenant établi qu’il y a un lien entre eux et les deux victimes et que ce lien passe par la colonie.
— Même si deux des jeunes gens n’y ont jamais séjourné ? objecta Confiant.
— Il me semble que ces carnets ne laissent guère de doutes sur ce qui s’est passé. Les deux autres ados ont peut-être été violés ailleurs qu’à la colonie. Par ailleurs, les membres du quatuor doivent-ils être considérés comme des pédophiles ? Je n’en sais rien… Il n’y a aucun signe qu’ils s’en soient pris à de jeunes enfants, plutôt à des ados et à de jeunes adultes. Est-ce que cela fait une différence ? Ce n’est pas à moi de le dire.
— Garçons et filles indifféremment, si on en juge par la liste des suicidés, commenta Propp. Mais vous avez raison : ces hommes n’ont pas vraiment le profil de pédophiles — plutôt celui de prédateurs sexuels ayant un penchant extrême pour les jeux les plus pervers et le sadisme. Attirés cependant par la jeunesse de leurs proies, sans l’ombre d’un doute.
— Putains de dépravés, dit Cathy d’Humières d’une voix très froide. Comment comptez-vous vous y prendre pour retrouver Chaperon ?
— Je ne sais pas, avoua Servaz.
— Nous n’avons jamais affronté une situation pareille, dit-elle. Je me demande si nous ne devrions pas demander des renforts.
La réponse de Servaz surprit tout le monde.
— Je ne suis pas contre. Il nous faut retrouver et interroger tous les enfants qui sont passés par la colonie et qui sont aujourd’hui devenus des adultes. Et tous les parents encore en vie. Une fois qu’on aura réussi à en établir la liste. Un vrai travail de fourmi. Il faut du temps et des moyens. Mais du temps, nous n’en avons pas. Il faut avancer vite. Donc, restent les moyens. Ce travail peut être effectué par du personnel supplémentaire.
— Très bien, dit d’Humières. Je crois savoir que la PJ de Toulouse croule déjà sous les enquêtes, je vais donc faire appel à la gendarmerie, dit-elle en regardant Ziegler et Maillard. Quoi d’autre ?
— Les sangles qui ont servi à pendre Grimm sous le pont, dit Ziegler. L’usine qui les fabrique m’a contactée. Elles ont été vendues par un magasin de Tarbes… il y a plusieurs mois.
— Autrement dit, pas de bandes vidéo à espérer, dit d’Humières. Ils en vendent beaucoup ?
— C’est une grande surface spécialisée dans le matériel sportif. Les caissières voient passer des dizaines de clients chaque jour, surtout le week-end. Rien à attendre de ce côté.
— D’accord. Quoi d’autre ?
— La société qui s’occupe de la sécurité de l’Institut, poursuivit la gendarme, elle nous a fourni la liste de son personnel là-bas. J’ai commencé à l’éplucher : pour l’instant, rien à signaler.
— L’autopsie de Perrault a lieu cet après-midi, dit d’Humières. Qui s’en charge ?
Servaz leva la main.
— Ensuite, j’irai voir Xavier à l’Institut, ajouta-t-il. Il nous faut la liste exacte de tous ceux qui sont en contact avec Hirtmann. Et il faut appeler la mairie de Saint-Martin. Voir s’ils peuvent nous procurer la liste de tous les enfants qui sont passés par la colonie. Apparemment, la Colonie des Isards dépendait d’eux financièrement et administrativement. Il faut creuser en priorité ces deux aspects : l’Institut et la colonie. Cherchons s’il y a un lien entre les deux.
— Quel genre de lien ? demanda Confiant.
— Imaginez qu’on découvre qu’un des jeunes de la colonie, une des victimes, est devenu un membre du personnel de l’Institut.
Cathy d’Humières le fixa intensément.
— C’est une hypothèse intéressante, dit-elle.
— Je me charge de contacter la mairie, lança Ziegler.
Servaz lui jeta un regard surpris. Elle avait élevé la voix. Ce n’était pas dans ses habitudes. Il hocha la tête.
— Très bien. Mais la priorité, c’est de retrouver Chaperon là où il se cache. Il faut interroger son ex : elle sait peut-être quelque chose. Fouiller ses papiers. Il y a peut-être dedans des factures, des quittances de loyer, quelque chose qui nous mènera à sa cachette. Tu avais rendez-vous avec l’ex-Mme Chaperon ce matin, va à ton rendez-vous. Ensuite, tu iras à la mairie.
— Bien. Quoi d’autre ? dit d’Humières.
— Le profil psychologique, dit Propp. J’avais commencé à dresser un portrait assez précis qui tenait compte des éléments trouvés sur les scènes de crime : la pendaison, les bottes, la nudité de Grimm, etc. Mais ce que raconte ce journal modifie radicalement mes hypothèses. Il va falloir que je revoie ma copie.
— Combien de temps vous faut-il ?
— Nous avons à présent suffisamment d’éléments pour avancer vite. Je vous remettrai mes conclusions dès lundi.
— Dès lundi ? En espérant que les tueurs ne travaillent pas le week-end, eux, répliqua d’Humières assez sèchement.
Le sarcasme fit monter le rouge aux joues du psy.
— Une dernière chose : c’est du beau travail, Martin. Je n’ai jamais douté que j’avais fait le bon choix en vous désignant.
Ce disant, elle déplaça son regard du policier vers Confiant — qui préféra regarder ses ongles.
Espérandieu écoutait The Raconteurs chanter Many Shades of Black quand le téléphone sonna. Son attention s’accrut sensiblement en entendant la voix de Marissa, sa correspondante à la brigade financière.
— Tu m’as bien dit que tu voulais savoir s’il s’était passé des choses bizarres récemment autour d’Éric Lombard ?
— En gros oui, confirma-t-il, bien qu’il se souvînt d’avoir formulé les choses différemment.
— J’ai peut-être quelque chose. Je ne sais pas si ça peut t’aider : a priori ça ne présente aucun rapport avec ton histoire. Mais ça a eu lieu récemment et ça a provoqué un certain remue-ménage, semble-t-il.