— Dis toujours.
Elle le lui dit. L’explication prit un certain temps. Espérandieu eut quelque difficulté à comprendre de quoi il retournait : il était plus ou moins question d’une somme de 135 000 dollars reprise dans les livres de comptes de Lombard Média pour un reportage télé commandé à une société de production. Vérification faite auprès de ladite société, aucun reportage ne lui avait été commandé. La ligne comptable cachait à l’évidence un détournement de fonds. Quand Marissa eut terminé, Espérandieu était déçu : il n’était pas sûr d’avoir tout compris et il ne voyait pas en quoi cela pouvait les aider. Il avait cependant pris quelques notes sur son bloc.
— Alors, ça t’aide ou pas ?
— Pas vraiment, répondit-il. Mais merci quand même.
L’humeur qui régnait à l’Institut avait quelque chose d’électrique : Diane avait épié Xavier toute la matinée, scruté ses moindres faits et gestes. Il avait l’air inquiet, tendu, et pour tout dire au bord de l’épuisement. À plusieurs reprises, leurs regards s’étaient croisés. Il savait… Ou plus précisément, il savait qu’elle savait. Mais peut-être se faisait-elle des illusions. Projection, transfert : elle connaissait le sens de ces mots.
Devait-elle prévenir la police ? Toute la matinée, cette question l’avait hantée.
Elle n’était pas convaincue que la police verrait un lien aussi direct qu’elle entre cette commande de médicaments et la mort de ce cheval. Elle avait posé la question à Alex pour savoir si quelqu’un à l’Institut possédait des animaux et celui-ci avait paru surpris avant de répondre par la négative. Elle se souvenait aussi qu’elle avait passé la matinée avec Xavier lors de son arrivée — le matin où le cheval avait été découvert — et qu’il n’avait certainement pas la tête de quelqu’un qui a passé une nuit blanche à décapiter un animal, à le transporter et à le suspendre à deux mille mètres d’altitude par dix degrés en dessous de zéro. Il lui avait paru frais et reposé ce jour-là — et surtout insupportable d’arrogance et de condescendance.
En tout cas, ni épuisé ni stressé…
Elle se demanda avec une angoisse soudaine si elle n’allait pas un peu vite dans ses conclusions, si l’isolement et l’étrange humeur qui régnait dans cet endroit n’étaient pas en train de la rendre parano. En d’autres termes, si elle n’était pas en train de se faire un film. Et si elle n’allait pas se rendre totalement ridicule en contactant la police quand on découvrirait la véritable raison d’être de ces médicaments et qu’elle perdrait définitivement tout crédit auprès de Xavier et du reste du personnel. Sans parler de sa réputation à son retour en Suisse.
Cette perspective la refroidit nettement.
— Ça ne vous intéresse pas ce que je vous raconte ?
Diane revint au présent. Le patient assis en face d’elle la regardait sévèrement. Encore aujourd’hui, il avait de grandes mains calleuses de travailleur. Un ancien ouvrier qui avait attaqué son patron avec un tournevis après un licenciement abusif. En lisant son dossier, Diane était persuadée que quelques semaines en hôpital psychiatrique auraient suffi à ce malheureux. Mais il était tombé entre les mains d’un psychiatre zélé. Il en avait pris pour dix ans. On lui avait en outre imposé des doses massives et prolongées de psychotropes. À l’arrivée, cet homme probablement atteint d’une simple déprime avait fini complètement fou.
— Bien sûr que si, Aaron. Ça m’intéresse…
— Je vois bien que non.
— Je vous assure…
— Je vais dire au Dr Xavier que ça ne vous intéresse pas ce que je vous dis.
— Pourquoi voulez-vous faire une chose pareille, Aaron ? Si ça ne vous ennuie pas, nous pourrions revenir à…
— Bla-bla-bla-bla, vous essayez de gagner du temps.
— Gagner du temps ?
— Vous n’êtes pas obligée de répéter tout ce que je dis.
— Qu’est-ce qui vous prend, Aaron ?
— « Qu’est-ce qui vous prend, Aaron ? » Ça fait une heure que je parle à un mur.
— Mais non ! Pas du tout, je…
— « Mais non, pas du tout je… » Toc-toc-toc, qu’est-ce qui ne va pas dans votre tête, docteur ?
— Pardon ?
— Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez vous ?
— Pourquoi dites-vous ça, Aaron ?
— « Pourquoi dites-vous ça, Aaron ? » Des questions, toujours des questions !
— Je crois que nous allons remettre cet entretien à plus tard…
— Je ne crois pas, non. Je vais dire au Dr Xavier que vous me faites perdre mon temps. Je ne veux plus d’entretiens avec vous.
Malgré elle, elle ne put s’empêcher de rougir.
— Allons, Aaron ! C’est simplement notre troisième entretien. Je…
— Vous êtes ailleurs, docteur. Vous n’êtes pas concernée. Vous pensez à autre chose.
— Aaron, je…
— Vous savez quoi, docteur ? Vous n’êtes pas à votre place, ici. Retournez d’où vous venez. Retournez dans votre Suisse natale.
Elle sursauta.
— Qui vous a dit que j’étais suisse ? Nous n’en avons jamais parlé.
Il renversa sa tête en arrière et éclata d’un rire disgracieux. Puis il plongea son regard lisse et terne comme de l’ardoise dans le sien.
— Qu’est-ce que vous croyez ? Tout se sait, ici. Tout le monde sait que vous êtes suisse, comme Julian.
— Pas de doute, dit Delmas. Il a bien été jeté dans le vide, la sangle autour du cou. Contrairement au pharmacien, on observe des lésions bulbaires et médullaires significatives, et aussi des lésions des cervicales dues au choc.
Servaz évitait de regarder le corps de Perrault couché sur le ventre, la nuque et l’arrière du crâne ouverts. Les circonvolutions de la matière grise et la moelle épinière luisaient comme de la gelée sous les lampes de la salle d’autopsie.
— Pas de traces d’hématomes ni de piqûres, poursuivit le légiste, mais puisque vous l’avez vu conscient dans la cabine juste avant… En somme, il a suivi son assassin de son plein gré.
— Plus vraisemblablement sous la menace d’une arme, dit Servaz.
— Ça, ce n’est pas de mon ressort. On va quand même faire un examen sanguin. Le sang de Grimm vient de révéler la présence de traces infimes de flunitrazépam. C’est un dépresseur dix fois plus puissant que le Valium, réservé aux troubles du sommeil sévères et commercialisé sous le nom de Rohypnol. Il est aussi utilisé comme anesthésique. Grimm étant pharmacien, peut-être avait-il recours à ce médicament pour soigner ses insomnies. Possible… Seulement, ce médicament est classé parmi les « drogues du viol » parce qu’il provoque des amnésies et diminue fortement l’inhibition, surtout s’il est associé à de l’alcool, et aussi parce qu’il est inodore, incolore et sans saveur et qu’il se retrouve rapidement dans les urines et très peu dans le sang, ce qui le rend quasiment indétectable : toute trace chimique a disparu au bout de vingt-quatre heures.
Servaz émit un petit sifflement.
— Le fait qu’on n’en ait trouvé que des traces très faibles est d’ailleurs dû au laps de temps écoulé entre l’absorption et le moment où le prélèvement sanguin a été effectué. Le Rohypnol peut être administré par voie orale ou intraveineuse, avalé, mâché, dissous dans une boisson… Il est probable que l’agresseur a utilisé ce produit pour rendre sa victime plus malléable et plus facile à contrôler. Le type que vous cherchez est un fanatique du contrôle, Martin. Et il est très très malin.