Delmas retourna le corps et le mit sur le dos. Perrault n’avait plus cette expression terrifiée que Servaz lui avait vue dans la télécabine. À la place, il tirait la langue. Le légiste s’empara d’une scie électrique.
— Bon, je crois que j’en ai assez vu, dit le flic. De toute façon, on sait déjà ce qui s’est passé. Je lirai votre rapport.
— Martin, l’appela Delmas au moment où il s’apprêtait à quitter la salle.
Il se retourna.
— Vous avez une sale tête, lança le légiste, la scie à la main, tel un bricoleur du dimanche. Ne faites pas de cette histoire une affaire personnelle.
Servaz hocha la tête et sortit. Dans le couloir, il regarda le cercueil capitonné qui attendait Perrault à la sortie de la chambre mortuaire. Il émergea des sous-sols de l’hôpital sur la rampe en béton et aspira à grandes goulées l’air pur du dehors. Mais le souvenir de l’odeur composite de formol, de désinfectant et de cadavre resterait longtemps collé à ses narines. Son portable sonna au moment où il déverrouillait la Jeep. C’était Xavier.
— J’ai la liste, annonça le psychiatre. De ceux qui ont été en contact avec Hirtmann. Vous la voulez ?
Servaz regarda les montagnes.
— Je passe la prendre, répondit-il. À tout de suite.
Le ciel était sombre mais il ne pleuvait plus lorsqu’il prit la direction de l’Institut et des montagnes. Sur le bord de la route, dans chaque virage, des feuilles jaunes et rousses, derniers vestiges de l’automne, se détachaient de la neige et s’envolaient au passage de la Jeep. Un vent aigre agitait les branches nues, qui griffaient la carrosserie comme des doigts décharnés. Au volant de la Cherokee, il repensa à Margot. Est-ce que Vincent s’était occupé de la suivre ? Il pensa ensuite à Charlène Espérandieu, au garçon nommé Clément, à Alice Ferrand… Tout tournait, tout se mélangeait dans sa tête à mesure qu’il enfilait les virages.
Son téléphone bourdonna une fois de plus. Il décrocha. C’était Propp.
— J’ai oublié de vous dire une chose : le blanc est important, Martin. Le blanc des cimes pour le cheval, le blanc du corps mis à nu de Grimm, à nouveau la neige pour Perrault. Le blanc est pour le tueur. Il y voit un symbole de pureté, de purification. Cherchez le blanc. Je crois qu’il y a du blanc dans l’entourage de l’assassin.
— Blanc comme l’Institut ? dit Servaz.
— Je ne sais pas. Nous avons écarté cette piste, non ? Désolé, je ne peux pas vous en dire plus. Cherchez le blanc.
Servaz le remercia et raccrocha. Une boule dans la gorge. Une menace était dans l’air, il le sentait.
Ce n’était pas fini.
III.
BLANC
23
— Onze, dit Xavier. (Il tendit la feuille par-dessus le bureau.) Onze personnes ont été en contact avec Hirtmann au cours des deux derniers mois. Voici la liste.
Le psychiatre avait l’air préoccupé et ses traits étaient tirés.
— Je me suis longuement entretenu avec chacun d’eux, dit-il.
— Et ?
Le Dr Xavier ouvrit les mains en signe d’impuissance.
— Rien.
— Comment ça, rien ?
— Ça n’a rien donné. Aucun ne semble avoir quelque chose à cacher. Ou alors tous. Je ne sais pas.
Il capta le regard en forme de point d’interrogation de Servaz et il eut un geste d’excuses.
— Je veux dire : nous vivons en vase clos ici, loin de tout. Il se noue toujours dans ce genre de circonstances des intrigues qui apparaîtraient incompréhensibles vues de l’extérieur. Il y a des petits secrets, des manœuvres en coulisse qui s’ourdissent au détriment de tel ou tel, des clans qui se forment, tout un jeu de relations interpersonnelles dont les règles pourraient sembler surréalistes à quelqu’un venu du dehors… Vous devez vous demander de quoi je parle.
Servaz sourit.
— Pas du tout, dit-il en pensant à la brigade. Je vois très bien de quoi vous voulez parler, docteur.
Xavier se détendit un peu.
— Vous voulez un café ?
— Volontiers.
Xavier se leva. Il y avait dans un coin une petite machine à dosettes et un tas de capsules dorées dans un panier. Il était bon, Servaz le fit durer. Dire que cet endroit le mettait mal à l’aise était un doux euphémisme. Il se demanda comment on pouvait travailler ici sans devenir fou à lier. Ce n’étaient pas seulement les pensionnaires. C’était aussi ce lieu : ces murailles, ces montagnes dehors.
— Bref, il est difficile de faire la part des choses, continua Xavier. Ici, tout le monde a ses petits secrets. Dans ces conditions, personne ne joue franc jeu.
Le Dr Xavier lui adressa un petit sourire d’excuse derrière ses lunettes rouges. Toi non plus, mon ami, se dit Servaz, tu ne joues pas franc jeu.
— Je comprends.
— Bien entendu, je vous ai dressé la liste de tous ceux qui ont été en contact avec Julian Hirtmann, mais ça ne veut pas dire que je les considère tous comme suspects.
— Ah non ?
— Notre infirmière chef, par exemple. C’est l’un des plus anciens membres de notre personnel. Elle était déjà là du temps du Dr Wargnier. Une bonne partie du fonctionnement de cet établissement repose sur sa connaissance des pensionnaires et sur ses compétences. J’ai la plus grande confiance en elle. Inutile de vous attarder sur son cas.
Servaz regarda la liste.
— Hmm. Élisabeth Ferney, c’est ça ?
Xavier hocha la tête.
— Une personne de confiance, insista-t-il.
Servaz leva la tête et scruta le psychiatre — qui rougit.
— Merci, dit-il en pliant la feuille et en la mettant dans sa poche. (Il hésita.) J’ai une question à vous poser, qui n’a rien à voir avec l’enquête. Une question à poser au psychiatre et à l’homme, pas au témoin.
Xavier haussa un sourcil intrigué.
— Croyez-vous à l’existence du Mal, docteur ?
Le silence du psychiatre dura plus longtemps que prévu. Pendant tout ce temps, derrière ses étranges lunettes rouges, il garda son regard fixé sur Servaz, comme s’il cherchait à deviner où le flic voulait en venir.
— En tant que psychiatre, répondit-il finalement, ma réponse est que cette question n’est pas du ressort de la psychiatrie. Elle est du ressort de la philosophie. Et plus spécifiquement de la morale. De ce point de vue-là, nous voyons que le Mal ne peut être pensé sans le Bien, l’un ne va pas sans l’autre. Vous avez entendu parler de l’échelle du développement moral de Kohlberg ? demanda le psy.
Servaz fit signe que non.
— Lawrence Kohlberg est un psychologue américain. Il s’est inspiré de la théorie de Piaget sur les paliers d’acquisition pour postuler l’existence de six stades de développement moral chez l’homme.
Xavier fit une pause, se rejeta dans son fauteuil et croisa ses mains sur son ventre en rassemblant ses idées.
— Selon Kohlberg, le sens moral d’un individu s’acquiert par paliers successifs au cours du développement de sa personnalité. Aucune de ces étapes ne peut être sautée. Une fois un stade moral atteint, l’individu ne peut revenir en arrière : il a acquis ce niveau pour la vie. Cependant, tous les individus n’atteignent pas le dernier niveau, loin s’en faut. Beaucoup s’arrêtent à un stade moral inférieur. Enfin, ces étapes sont communes à l’ensemble de l’humanité, elles sont les mêmes quelles que soient les cultures, elles sont transculturelles.