Les trois bâtiments étaient du style chalet mais construits en béton avec juste quelques ornements en bois, de grands toits d’ardoise, des rangées de fenêtres aux étages et de grandes baies vitrées au rez-de-chaussée. Ils étaient reliés entre eux par des galeries ouvertes à tous les vents. Pas de lumière derrière les fenêtres. La moitié des vitres étaient cassées. Quelques-unes avaient été remplacées par des panneaux de contreplaqué. Les gouttières percées vomissaient des cataractes qui éclaboussaient le sol. Servaz promena le pinceau de sa torche sur la façade du bâtiment central et découvrit une devise peinte au-dessus de l’entrée en lettres délavées : « L’école de la vie n’a point de vacances. » Celle du crime non plus, pensa-t-il.
Soudain, un mouvement à la limite de son champ de vision, sur sa gauche. Il pivota vivement. L’instant d’après, il n’était plus tout à fait aussi sûr de ce qu’il avait vu. Peut-être des branches secouées par le vent. Pourtant, il était quasiment certain d’avoir aperçu une ombre dans cette direction. Une ombre parmi les ombres…
Cette fois, il vérifia que le cran de sûreté était bien ôté et il fit monter une balle dans le canon. Puis il s’avança, en alerte. Passé l’angle du chalet le plus à gauche, il dut prendre garde où il mettait les pieds, car le sol s’inclinait brusquement, instable et glissant avec toute cette boue gluante. De part et d’autre, les grands fûts droits de plusieurs hêtres s’élevaient jusqu’à atteindre leurs ramures noires, tout là-haut, entre lesquelles il distingua, en levant la tête, des pans de ciel gris et la pluie qui lui tombait droit dessus. La pente boueuse dévalait entre les troncs vers un ruisseau qui coulait quelques mètres en contrebas.
Brusquement, il aperçut quelque chose.
Une lueur…
Aussi petite et vacillante qu’un feu follet. Il cligna des yeux pour chasser la pluie de ses cils : la lueur était toujours là.
Merde, qu’est-ce que c’est que ça ?
Une flamme… Elle dansait, fragile et minuscule, à un mètre du sol, contre l’un des troncs verticaux.
Son alarme intérieure ne cessait de retentir. Cette flamme avait été allumée par quelqu’un — et ce quelqu’un ne pouvait être loin. Servaz regarda autour de lui. Puis il descendit la pente jusqu’à l’arbre et faillit déraper une nouvelle fois dans la boue. Une bougie… Le genre de petite bougie qu’on utilisait comme chauffe-plat ou pour réchauffer l’ambiance d’une pièce. Elle reposait sur un petit plateau de bois fixé au tronc. Le pinceau de sa lampe balaya l’écorce rugueuse et, soudain, il découvrit quelque chose qui le figea sur place. C’était à quelques centimètres au-dessus de la flamme. Un grand cœur. Tracé avec la pointe d’un couteau dans l’écorce. À l’intérieur, cinq noms :
Les suicidés… Servaz fixait le cœur, pétrifié, interdit.
La pluie éteignit la flamme.
Alors, l’attaque vint. Féroce. Brutale. Terrifiante. Soudain, il sentit qu’il n’était plus seul. Une fraction de seconde plus tard, quelque chose de souple et de froid s’abattait sur sa tête. Paniqué, il rua et se débattit comme un beau diable mais son agresseur tint bon. Il sentit la chose froide se coller à son nez et à sa bouche. Son cerveau affolé hurla silencieusement : sac plastique ! L’homme lui donna ensuite un coup terrible derrière les genoux et Servaz plia les jambes malgré lui sous l’effet de la douleur. Il se retrouva à terre, le visage dans la boue, tout le poids de l’homme sur lui. Le sac l’asphyxiait. Il sentait le contact mou et gluant de la boue à travers le plastique. Son assaillant lui appuyait la tête dans le sol tout en serrant le sac autour de son cou et en bloquant ses bras avec les genoux. Servaz se souvint en suffoquant de la boue dans les cheveux de Grimm et une peur glacée, incontrôlable, l’inonda. Il agita frénétiquement les jambes et le torse pour essayer de déséquilibrer l’homme sur son dos. En vain. Celui-ci ne relâchait pas sa prise. Avec un bruit atroce et crissant de va-et-vient, le plastique du sac se décollait de son visage à chaque expiration pour adhérer de nouveau à ses narines, à sa bouche et à ses dents dès qu’il inspirait. Coupant presque totalement sa respiration. Lui instillant un horrible sentiment de suffocation et de panique. Manquant cruellement d’air, la tête enfermée dans cette prison de plastique, il avait l’impression que son cœur allait cesser de battre d’un instant à l’autre. Puis, tout à coup, il fut violemment tiré en arrière et une corde se referma sur sa gorge, emprisonnant par la même occasion le sac plastique. Une douleur terrible lui traversa le cou tandis qu’on le traînait sur le sol.
Ses pieds s’agitaient dans tous les sens, ses semelles dérapaient dans la boue pour tenter de diminuer l’horrible pression sur son cou. Ses fesses s’élevaient, retombaient et glissaient sur le sol flasque et ses mains tentaient en vain d’agripper la corde et de dénouer l’étreinte mortelle. Il ignorait où son arme était tombée. Il fut ainsi traîné sur plusieurs mètres, disloqué, pantelant, asphyxié, comme un animal qu’on mène à l’abattoir.
Dans moins de deux minutes, il serait mort.
Déjà, l’air lui manquait.
Sa bouche s’ouvrait convulsivement mais le plastique l’obstruait à chaque inspiration.
À l’intérieur du sac, l’oxygène se raréfiait, remplacé par le gaz carbonique qu’il rejetait.
Il allait subir le même sort que Grimm !
Le même sort que Perrault !
Le même sort qu’Alice !
Pendu !
Il était au bord de la perte de connaissance quand, tout à coup, l’air entra de nouveau dans ses poumons comme si on avait ouvert une vanne. Un air pur, non vicié. Il sentit aussi la pluie ruisseler sur son visage. Il aspira l’air et la pluie à grandes goulées rauques et salvatrices qui firent le bruit d’un soufflet dans ses poumons.
— Respirez ! Respirez !
La voix du Dr Xavier. Il tourna la tête, mit une seconde à accommoder et vit le psychiatre penché sur lui, le soutenant. Le psy avait l’air aussi terrifié que lui.
— Où… où est-il ?
— Il a filé. J’ai même pas eu le temps de le voir. Taisez-vous et respirez !
Soudain, un bruit de moteur s’éleva et Servaz comprit.
La Volvo !
— Merde, trouva-t-il la force de dire.
Servaz était assis contre un arbre. Il laissait la pluie rincer son visage et ses cheveux. Accroupi à côté de lui, le psychiatre semblait tout aussi indifférent à la pluie qui trempait son costume et à la boue sur ses chaussures cirées.
— Je descendais à Saint-Martin quand j’ai vu votre voiture. J’étais curieux de savoir ce que vous faisiez là-dedans. Alors, j’ai décidé de venir jeter un coup d’œil.
Le psy lui décocha un regard pénétrant et un demi-sourire.
— Je suis comme les autres : cette enquête, ces meurtres… Tout ça est terrifiant, mais aussi très intrigant. Bref, je vous ai cherché et, tout à coup, je vous ai vu là, allongé sur le sol, avec ce sac sur la tête et cette… corde ! Le type a dû entendre ma voiture et il s’est tiré vite fait. Il n’avait sûrement pas prévu qu’il serait dérangé.