Servaz s’approcha du hublot. Il vit un homme maigre aux cheveux luisants de brillantine, à la barbe noire bien taillée, en combinaison blanche à manches courtes, assis sur un lit. Une télé était allumée au-dessus du lit.
— Et maintenant, notre pensionnaire le plus célèbre, annonça Xavier du ton d’un collectionneur présentant sa plus belle pièce.
Il pianota une combinaison sur le boîtier près de la porte.
— Bonjour, Julian, dit Xavier en entrant.
Pas de réponse. Servaz entra à sa suite.
Il fut surpris par la taille de la pièce. Elle semblait beaucoup plus grande que les cellules précédentes. À part ça, les murs et le sol étaient blancs, comme dans les autres. Un lit vers le fond, une petite table poussée contre un mur avec deux chaises, deux portes à gauche qui ouvraient peut-être sur une douche et un placard et une fenêtre qui donnait sur la cime d’un grand sapin ganté de neige et sur les montagnes.
Servaz fut également surpris par l’ascétisme de la pièce. Il se demanda si c’était un choix ou si cette situation avait été imposée au Suisse. S’il en croyait son dossier, Hirtmann était un homme curieux, intelligent, sociable et sans aucun doute grand dévoreur de livres et de toutes formes de culture au cours de sa vie d’homme libre et d’assassin. Ici, il n’y avait rien. À part un lecteur de CD de mauvaise qualité posé sur la table. Cependant, contrairement aux cellules précédentes, le mobilier n’était ni scellé dans le sol ni cuirassé de plastique. On semblait considérer qu’Hirtmann ne représentait un danger ni pour lui-même ni pour les autres…
Servaz eut un frémissement en reconnaissant la musique qui s’élevait du lecteur. Gustav Mahler. Quatrième Symphonie…
Hirtmann gardait les yeux baissés. Il lisait le journal. Servaz se pencha légèrement. Il remarqua que le Suisse avait maigri par rapport aux photos du dossier. Sa peau était devenue plus laiteuse, presque transparente, contrastant avec ses cheveux sombres et drus coupés court où apparaissaient quelques rares fils gris. Il n’était pas rasé et des piquants très noirs pointaient sur son menton. Mais il conservait cet air d’éducation et de savoir-vivre qu’il aurait eu même habillé en clochard sous un pont de Paris — et ce visage un peu sévère, sourcils froncés, qui avait dû impressionner dans les prétoires. À part ça, il était vêtu d’une combinaison à col ouvert et d’un T-shirt blancs qui tiraient sur le gris à force de lavages.
Il avait un peu vieilli aussi, par rapport aux photos.
— Je vous présente le commandant Servaz, dit Xavier, le juge Confiant, le capitaine Ziegler et le professeur Propp.
Dans le contre-jour de la fenêtre, le Suisse leva les yeux et Servaz aperçut pour la première fois l’éclat de ses prunelles. Elles ne reflétaient pas le monde extérieur : elles brûlaient d’un feu intérieur. L’effet ne dura qu’une seconde. Puis il disparut et le Suisse redevint l’ancien procureur de Genève, urbain, poli et souriant.
Il repoussa la chaise et déplia sa grande carcasse. Il était encore plus grand que sur les photos. Pas loin du mètre quatre-vingt-quinze, estima Servaz.
— Bonjour, dit-il.
Il braqua son regard sur Servaz. Pendant un instant, les deux hommes s’observèrent en silence. Puis Hirtmann fit quelque chose de bizarre : il détendit brusquement sa main vers Servaz qui faillit sursauter et reculer. Il prit celle du flic dans la sienne et la serra vigoureusement. Servaz ne put s’empêcher de frémir. La main du Suisse était un peu moite et froide, comme de la chair de poisson — peut-être était-ce l’effet des médicaments.
— Mahler, dit le policier pour se donner une contenance.
Hirtmann leva vers lui un œil étonné.
— Vous aimez ?
— Oui. La Quatrième, premier mouvement, ajouta Servaz.
— Bedächtig… Nicht eilen… Recht gemächlich…
— Délibéré. Sans hâte. Très à l’aise, traduisit Servaz.
Hirtmann eut l’air surpris mais ravi.
— Adorno a dit que ce mouvement était comme le « il était une fois » des contes de fées.
Servaz se tut, écoutant les cordes.
— Mahler l’a écrit dans des circonstances très difficiles, poursuivit le Suisse. Vous le saviez ?
Et comment que je le sais.
— Oui, répondit Servaz.
— Il était en vacances… Des vacances de cauchemar… Une météo exécrable…
— Sans cesse dérangé par le bruit d’une fanfare municipale.
Hirtmann sourit.
— Quel symbole, non ? Un génie de la musique perturbé par une fanfare municipale.
Sa voix était profonde et bien posée. Agréable. Une voix d’acteur, de tribun. Ses traits avaient quelque chose de féminin, la bouche surtout : grande et mince. Et les yeux. Le nez, lui, était charnu, le front haut.
— Comme vous pouvez le constater, dit Xavier en s’avançant vers la fenêtre, il est impossible de s’évader par là à moins de s’appeler Superman. Il y a quatorze mètres entre le sol et la fenêtre. Et elle est blindée et scellée.
— Qui a la combinaison de la porte ? demanda Ziegler.
— Eh bien, moi, Élisabeth Ferney et les deux gardiens de l’unité A.
— Il reçoit beaucoup de visites ?
— Julian ? dit Xavier en se tournant vers le Suisse.
— Oui ?
— Vous recevez beaucoup de visites ?
Le Suisse sourit.
— Vous, docteur, Mlle Ferney, M. Monde, le coiffeur, l’aumônier, l’équipe thérapeutique, le Dr Lepage…
— C’est notre médecin-chef, précisa Xavier.
— Lui arrive-t-il de sortir d’ici ?
— Il a quitté cette pièce une fois en seize mois. Pour soigner une carie. Nous faisons appel à un dentiste de Saint-Martin, mais nous disposons de tout le matériel nécessaire ici même.
— Et ces deux portes ? dit Ziegler.
Xavier les ouvrit : un placard avec quelques piles de sous-vêtements et des combinaisons blanches de rechange sur des cintres, une petite salle d’eau sans fenêtre.
Servaz observait Hirtmann à la dérobée. Il émanait du Suisse quelque chose d’indiscutablement charismatique mais jamais le flic n’avait vu quelqu’un qui ressemblât aussi peu à un tueur en série. Hirtmann avait l’air de ce qu’il avait été du temps où il était libre : un procureur intraitable, un homme bien élevé, et aussi un jouisseur : il en avait la bouche et le menton. Seul le regard clochait. Noir. Fixe. Des prunelles qui brillaient d’un éclat rusé, paupières plissées, mais qui ne cillaient pas. Un regard aussi électrique qu’un Taser. Il avait connu d’autres criminels avec ce regard-là. Pourtant, jamais il ne s’était senti en présence d’une personnalité si rayonnante et ambiguë. En d’autres temps, se dit-il, un tel homme aurait été brûlé pour sorcellerie. Aujourd’hui, on l’étudiait, on essayait de le comprendre. Mais Servaz avait assez d’expérience pour savoir que le mal n’était pas quantifiable, ni réductible à un principe scientifique, à des considérations biologiques ou à une théorie psychologique. Les esprits soi-disant forts prétendaient qu’il n’existait pas ; ils en faisaient une forme de superstition, une croyance irrationnelle pour esprits faibles. Mais c’était simplement parce qu’ils n’avaient jamais été torturés à mort au fond d’une cave, qu’ils n’avaient jamais regardé des vidéos d’enfants violentés sur Internet, qu’ils n’avaient jamais été enlevés à leur famille, dressés, drogués et violés par des dizaines d’hommes pendant des semaines avant d’être mis sur le trottoir d’une grande ville européenne, ni conditionnés mentalement pour se faire exploser au milieu d’une foule. Et qu’ils n’avaient jamais entendu les hurlements d’une mère derrière une porte à l’âge de dix ans…