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Servaz se secoua. Il sentit sa nuque se hérisser en constatant qu’Hirtmann l’observait.

— Vous vous plaisez ici ? demanda Propp.

— Je crois que oui. Je suis bien traité.

— Mais, bien sûr, vous préféreriez être dehors ?

Le sourire du Suisse se fit indubitablement sarcastique.

— C’est une drôle de question, répondit-il.

— Oui, en effet, l’approuva Propp en le fixant intensément. Ça ne vous dérange pas que nous parlions un peu ?

— Je ne suis pas contre, répondit doucement le Suisse en regardant par la fenêtre.

— À quoi occupez-vous vos journées ?

— Et vous ? répondit Hirtmann avec un clin d’œil en se retournant.

— Vous ne répondez pas à ma question.

— Je lis le journal, j’écoute de la musique, je bavarde avec le personnel, je regarde le paysage, je dors, je rêve…

— À quoi rêvez-vous ?

— À quoi rêvons-nous ? reprit le Suisse en écho, comme s’il s’agissait d’une question philosophique.

Pendant un bon quart d’heure, Servaz écouta Propp bombarder Hirtmann de questions. Ce dernier y répondait spontanément, avec flegme et sourire. À la fin, Propp le remercia et Hirtmann inclina la tête, l’air de dire : « Pas de problème. » Puis ce fut au tour de Confiant. Manifestement, celui-ci avait préparé ses questions à l’avance. Le petit juge a fait ses devoirs, songea Servaz qui était adepte de méthodes plus spontanées. C’est à peine s’il prêta l’oreille à l’échange suivant.

— Vous avez entendu parler de ce qui s’est passé dehors ?

— Je lis les journaux.

— Et qu’en pensez-vous ?

— Comment ça ?

— Avez-vous une idée du genre de personne qui a pu faire ça ?

— Vous voulez dire que… ça pourrait être quelqu’un comme moi ?

— C’est ce que vous pensez ?

— Non, c’est ce que vous vous pensez.

— Et vous, qu’en pensez-vous ?

— Je ne sais pas. Je n’en pense rien. C’est peut-être quelqu’un d’ici…

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Il y a plein de gens ici qui en sont capables, non ?

— Des gens comme vous ?

— Des gens comme moi.

— Et vous croyez que quelqu’un aurait pu sortir d’ici pour commettre ce meurtre ?

— Je ne sais pas. Et vous, vous en pensez quoi ?

— Éric Lombard, vous connaissez ?

— C’est le propriétaire du cheval tué.

— Et Grimm, le pharmacien ?

— Je comprends.

— Vous comprenez quoi ?

— Vous avez trouvé quelque chose là-bas qui a un rapport avec moi.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— De quoi s’agit-il ? Un message : « C’est moi qui l’ai tué », signé Julian Alois Hirtmann ?

— Pourquoi quelqu’un voudrait-il vous faire porter le chapeau, à votre avis ?

— C’est évident, non ?

— Veuillez développer.

— N’importe lequel des pensionnaires de cet établissement est le coupable idéal.

— Vous croyez ?

— Pourquoi ne prononcez-vous pas le mot ?

— Quel mot ?

— Celui que vous avez en tête.

— Quel mot ?

— Fou.

(Silence de Confiant.)

Marteau.

(Silence de Confiant.)

Cinoque,

Cinglé,

Azimuté,

Braque,

Fêlé,

Dingo…

— Bon, je crois que ça suffit, intervint le Dr Xavier. Si vous n’avez pas d’autres questions, j’aimerais qu’on laisse mon patient tranquille.

— Une minute, si vous le permettez.

Ils se retournèrent. Hirtmann n’avait pas élevé la voix, mais son ton avait changé.

— J’ai moi aussi quelque chose à vous dire.

Ils se regardèrent puis ils le dévisagèrent d’un air interrogateur. Il ne souriait plus. Son visage affichait une mine sévère.

— Vous êtes là à m’examiner sous tous les angles. Vous vous demandez si j’ai quelque chose à voir avec ce qui se passe dehors — ce qui, évidemment, est absurde. Vous vous sentez purs, honnêtes, lavés de tous vos péchés parce que vous êtes en présence d’un monstre. Ça aussi, c’est absurde.

Servaz échangea un regard surpris avec Ziegler. Il vit que Xavier était perplexe. Confiant et Propp attendaient la suite sans broncher.

— Vous croyez que mes crimes rendent vos mauvaises actions moins condamnables ? Vos petitesses et vos vices moins hideux ? Vous croyez qu’il y a les meurtriers, les violeurs, les criminels d’un côté et vous de l’autre ? C’est cela qu’il vous faut comprendre : il n’y a pas une membrane étanche qui empêcherait le mal de circuler. Il n’y a pas deux sortes d’humanité. Quand vous mentez à votre femme et à vos enfants, quand vous abandonnez votre vieille mère dans une maison de retraite pour être plus libres de vos mouvements, quand vous vous enrichissez sur le dos des autres, quand vous rechignez à verser une partie de votre salaire à ceux qui n’ont rien, quand vous faites souffrir par égoïsme ou par indifférence, vous vous rapprochez de ce que je suis. Au fond, vous êtes beaucoup plus proches de moi et des autres pensionnaires que vous ne le croyez. C’est une question de degré, pas une question de nature. Notre nature est commune : c’est celle de l’humanité tout entière.

Il se pencha et retira un gros livre de sous son oreiller. Une bible…

— L’aumônier m’a donné ça. Il s’imagine qu’avec ça je peux être sauvé. (Il eut un rire bref et grinçant.) Absurde ! Car mon mal n’est pas individuel. La seule chose qui puisse nous sauver, c’est un holocauste nucléaire…

Il avait à présent une voix forte et persuasive et Servaz imagina sans peine l’effet qu’elle devait faire devant les tribunaux. Son visage sévère invitait à la contrition et à la soumission. C’étaient eux, soudain, les pécheurs, et lui l’apôtre ! Ils étaient complètement désorientés. Même Xavier avait l’air surpris.

— J’aimerais m’entretenir en privé avec le commandant, dit brusquement Hirtmann d’une voix plus modérée.

Xavier se tourna vers Servaz, qui haussa les épaules. L’air embarrassé, le psychiatre fronça les sourcils.

— Commandant ? dit-il.

Servaz acquiesça d’un signe de tête.

— Très bien, dit Xavier en se dirigeant vers la porte.

Propp haussa les épaules à son tour, sans doute contrarié qu’Hirtmann n’ait pas choisi de s’entretenir avec lui ; le regard de Confiant était clairement désapprobateur. Ils emboîtèrent cependant le pas au psychiatre. Ziegler fut la dernière à sortir, avec un coup d’œil glacial en direction du Suisse.

— Jolie fille, dit celui-ci quand elle eut refermé la porte.

Servaz garda le silence. Il regarda autour de lui nerveusement.

— Je ne peux pas vous proposer une boisson, un thé ou un café. Je n’ai rien de tout ça ici. Mais le cœur y est.

Servaz eut envie de lui dire d’arrêter son cinoche et d’en venir aux faits mais il s’abstint.