— Quelle est votre symphonie préférée ?
— Je n’ai pas de préférence, répondit Servaz sèchement.
— On en a tous une.
— Disons la 4, la 5 et la 6.
— Quelles versions ?
— Bernstein, bien sûr. Après, Inbal est très bien. Et Haitink sur la Quatrième, Wien sur la Sixième… Écoutez…
— Mmm… Bons choix… En même temps, ici, ça n’a pas trop d’importance, ajouta Hirtmann en montrant son appareil bas de gamme.
Servaz ne pouvait nier que le son qui sortait de l’appareil fût médiocre. Il lui vint à l’esprit que, depuis le début, c’était Hirtmann qui contrôlait la conversation — même quand les autres le bombardaient de questions.
— Désolé de vous le dire, attaqua-t-il, mais votre petit discours moraliste de tout à l’heure ne m’a pas convaincu, Hirtmann. Je n’ai rien de commun avec vous, que cela soit bien clair.
— Libre à vous de le penser. Mais ce que vous venez de dire est faux : nous avons au moins Mahler en commun.
— De quoi vouliez-vous me parler ?
— Vous avez parlé à Chaperon ? demanda Hirtmann en changeant de nouveau de ton et en fixant Servaz, attentif à la moindre réaction de la part de celui-ci.
Servaz eut un tressaillement. Un chatouillis le long de sa colonne vertébrale. Il connaît le nom du maire de Saint-Martin…
— Oui, répondit-il prudemment.
— Chaperon était un ami de ce… Grimm, vous le saviez ?
Servaz fixa Hirtmann, éberlué. Comment savait-il ? D’où lui venaient ses informations ?
— Oui, répondit le flic. Oui. Il me l’a dit. Et vous, comment… ?
— Demandez donc à monsieur le maire de vous parler des suicidés.
— Des quoi ???
— Des suicidés, commandant. Parlez-lui des suicidés !
16
— Les suicidés ? Qu’est-ce que c’est ?
— Je n’en ai aucune idée. Mais il paraît que Chaperon, lui, le sait.
Ziegler lui lança un regard interrogateur.
— C’est Hirtmann qui vous l’a dit ?
— Oui.
— Et vous le croyez ?
— Faut voir.
— Ce type est timbré.
— Possible.
— Et il ne vous a rien dit d’autre ?
— Non.
— Pourquoi vous ?
Servaz sourit.
— À cause de Mahler, je suppose.
— Quoi ?
— La musique… Gustav Mahler : nous avons ça en commun.
Ziegler quitta un instant la route des yeux pour lui jeter un regard qui semblait signifier que tous les fous n’étaient peut-être pas enfermés à l’Institut. Mais Servaz était déjà ailleurs. L’impression d’affronter quelque chose de neuf et de terrifiant était plus forte que jamais.
— C’est très habile, ce qu’il essaie de faire, dit Propp un peu plus loin, tandis qu’ils redescendaient vers Saint-Martin.
Autour d’eux, les sapins défilaient. Servaz regardait par la vitre, absorbé dans ses pensées.
— Je ne sais pas comment il a fait, mais il a tout de suite senti qu’il y avait une ligne de démarcation dans le groupe et il essaie de nous diviser en s’attirant la sympathie d’un de ses éléments.
Servaz se retourna brusquement vers l’arrière. Il plongea son regard dans celui du psy.
— « La sympathie d’un de ses éléments », répéta-t-il. Jolie formule… Où voulez-vous en venir, Propp ? Vous croyez que j’oublie ce qu’il est ?
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, commandant, corrigea le psy, gêné.
— Vous avez raison, docteur, renchérit Confiant. Nous devons rester unis et mettre enfin au point une stratégie d’enquête cohérente et crédible.
Les mots cinglèrent Ziegler et Servaz comme un coup de fouet. Le flic se sentit de nouveau gagné par la colère.
— « Unis », vous dites ? Vous avez dénigré notre travail à deux reprises devant un tiers ! C’est ça que vous appelez unis ? Je croyais que vous aviez pour habitude de laisser la police faire son travail !
Confiant soutint le regard du flic sans ciller.
— Pas quand je vois mes enquêteurs faire si manifestement fausse route, rétorqua-t-il d’un ton sévère.
— Dans ce cas, parlez-en à Cathy d’Humières. « Une stratégie cohérente et crédible. » Et quelle est-elle, selon vous, cette stratégie, monsieur le juge ?
— En tout cas pas celle qui mène à l’Institut.
— Nous ne pouvions pas en être sûrs avant de venir, objecta Irène Ziegler avec un calme qui étonna Servaz.
— D’une manière ou d’une autre, persista celui-ci, l’ADN d’Hirtmann est sorti de cet endroit et s’est retrouvé là-haut. Et ça, ce n’est pas une hypothèse, c’est un fait : quand nous saurons comment, nous ne serons pas loin de tenir le coupable.
— Je vous l’accorde, dit Confiant, quelqu’un dans cet établissement est mêlé à la mort de ce cheval. Mais vous l’avez dit vous-même : il est impossible que ce soit Hirtmann. D’autre part, nous aurions pu agir avec plus de discrétion. Si tout ça vient à se savoir, c’est l’existence même de l’Institut qui risque d’être remise en cause.
— Peut-être, dit Servaz froidement. Mais ce n’est pas mon problème. Et tant que nous n’avons pas examiné les plans de l’ensemble du système, aucune hypothèse ne sera écartée. Demandez à un directeur de prison : il n’existe pas de système infaillible. Certains individus sont très doués pour trouver les failles. Et il y a l’hypothèse d’une complicité au sein du personnel.
Confiant était abasourdi.
— Vous persistez donc à croire qu’Hirtmann est sorti de là ?
— Non, avoua Servaz à contrecœur, ça me paraît de plus en plus improbable. Mais il est encore trop tôt pour l’exclure définitivement. Il nous faut de toute façon répondre à une autre question non moins essentielle : qui a pu se procurer la salive d’Hirtmann et la déposer dans le téléphérique ? Et surtout : dans quel but ? Car il ne fait pas de doute que les deux crimes sont liés.
— La probabilité est très faible que les vigiles soient les meurtriers du pharmacien, déclara Espérandieu dans la salle de réunion, son ordinateur portable ouvert devant lui. D’après Delmas, celui qui a fait ça est intelligent, retors, sadique, et il a quelques connaissances en anatomie.
Il leur répéta ce que le légiste avait déduit de la position du nœud coulant en lisant les notes inscrites sur son écran.
— Cela confirme notre première impression, dit Ziegler en les regardant. Grimm a mis longtemps à mourir. Et il a souffert.
— Selon Delmas, il a eu le doigt tranché avant de mourir.
Un silence pesant s’abattit sur la salle.
— De toute évidence, la pendaison, la nudité, la cape et le doigt coupé sont liés, intervint Propp. L’un ne va pas sans les autres. Cette mise en scène a un sens. À nous de trouver lequel. Et tout indique qu’il s’agit d’un plan longuement mûri. Il a fallu rassembler le matériel, choisir le moment, le lieu. Dans cette affaire, rien n’est laissé au hasard. Pas plus que dans le meurtre du cheval.
— Qui s’occupe de remonter la piste des sangles ? demanda Servaz.
— Moi, répondit Ziegler, son stylo levé. Le labo a identifié la marque et le modèle. Je dois appeler le fabricant.
— Très bien. Et la cape ?