— Nos hommes sont dessus. Il faudrait aussi jeter un coup d’œil approfondi à la maison de la victime, dit Ziegler.
Servaz repensa à la veuve Grimm, au regard qu’elle avait posé sur lui et aux cicatrices sur son poignet. Il sentit un spasme le parcourir.
— Je m’en charge, dit-il. Qui s’occupe des vigiles ?
— Nos hommes, répondit encore une fois Ziegler.
— OK.
Il se tourna vers Espérandieu :
— Je veux que tu rentres à Toulouse et que tu rassembles le maximum d’informations sur Lombard. C’est assez urgent. Il faut à tout prix qu’on trouve le lien entre le pharmacien et lui. Demande de l’aide à Samira si nécessaire. Et lancez une recherche officielle sur les vigiles, côté police.
Servaz faisait allusion au fait qu’à ce jour police et gendarmerie utilisaient toujours des bases de données distinctes — ce qui, bien sûr, compliquait la tâche de tout le monde. Mais l’administration française n’était pas spécialement connue pour son goût de la simplicité. Espérandieu se leva et regarda sa montre. Il referma son ordinateur.
— Tout est urgent, comme toujours. Si vous n’avez plus besoin de moi, je file.
Servaz jeta un coup d’œil à l’horloge sur le mur.
— Très bien. Tout le monde a quelque chose à faire. De mon côté, j’ai une petite visite à effectuer. Il est peut-être temps de poser quelques questions à Chaperon.
Elle quitta l’Institut chaudement emmitouflée dans sa doudoune d’hiver, un pull à col roulé, un pantalon de ski et des bottes fourrées. Elle avait mis une deuxième paire de chaussettes par-dessus la première et utilisé un stick de protection pour les lèvres. Le sentier, farci de neige, commençait à l’est des bâtiments et s’enfonçait entre les arbres en prenant plus ou moins la direction de la vallée.
Très vite, ses bottes s’enfoncèrent dans la couche de neige fraîche mais elle progressait tranquillement, à un bon rythme. Son souffle faisait de la buée devant elle. Elle avait besoin de prendre l’air. Depuis la conversation surprise par la bouche d’aération, l’atmosphère de l’Institut était devenue irrespirable. Bon sang ! Comment allait-elle faire pour tenir un an dans cet endroit ?
Marcher lui avait toujours permis de mettre de l’ordre dans ses idées. Et l’air glacé lui fouetta les neurones. Plus elle y réfléchissait, plus elle se disait que rien, à l’Institut, ne se passait comme elle l’avait prévu.
Et puis, il y avait cette suite d’événements à l’extérieur apparemment liés à l’établissement…
Ils rendaient Diane perplexe. Quelqu’un d’autre qu’elle avait-il remarqué le manège nocturne ? Cela n’avait probablement rien à voir avec le reste mais, dans le cas contraire, elle se demanda si elle devait en parler à Xavier. Un corbeau croassa brusquement au-dessus de sa tête avant de s’envoler dans un battement d’ailes et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Puis le silence retomba. Elle regretta une fois encore de n’avoir personne à qui se confier. Mais elle était seule ici, et c’était à elle et à elle seule qu’il incombait de prendre les bonnes décisions.
Le sentier ne menait pas bien loin mais la solitude de ces montagnes l’oppressa. La lumière et le silence qui tombaient du haut des arbres avaient quelque chose de funèbre. Les hautes parois de roche qui encadraient la vallée ne disparaissaient jamais complètement de la vue — pas plus que les murs de sa prison ne disparaissent de la vue du prisonnier. Rien à voir avec les paysages si pleins de vie et aériens de sa Suisse natale, autour du Léman. Le chemin avait commencé à descendre selon une pente plus prononcée et elle dut prendre garde où elle mettait ses pas. Les bois s’étaient épaissis. Elle finit par émerger des frondaisons et se retrouva à la lisière de la forêt, devant une grande clairière au milieu de laquelle se dressaient plusieurs bâtiments. Elle les reconnut aussitôt : la colonie de vacances, un peu plus bas dans la vallée, devant laquelle elle était passée en se rendant à l’Institut. Les trois bâtiments avaient ce même air délabré et sinistre qu’elle leur avait trouvé la première fois. L’un d’eux, proche de la forêt, était presque colonisé par elle. Les deux autres n’étaient plus que crevasses, vitres brisées, béton verdi par la mousse et noirci par les intempéries et porches vides. Le vent s’engouffrait par les ouvertures et il mugissait, tantôt grave, tantôt aigu, en un lamento lugubre. Des feuilles mortes, racornies et détrempées, s’entassaient au pied des murs de béton, en partie enfouies sous la neige et dégageant une odeur de décomposition végétale.
Elle s’avança lentement par une ouverture. Les couloirs et les halls du rez-de-chaussée étaient couverts de la même lèpre qui fleurit sur les murs des quartiers pauvres : graffitis qui promettaient de « niquer la police », d’« enculer les keufs » et qui revendiquaient ce territoire que, pourtant, personne n’aurait songé à leur contester ; dessins primitifs et obscènes… Il y en avait partout. Elle en conclut que Saint-Martin aussi devait compter son lot d’artistes en herbe.
Ses pas résonnaient dans le vide sonore des halls. Des courants d’air glaciaux la caressaient et la faisaient grelotter. Son imagination était suffisamment grande pour qu’elle pût envisager des hordes de gamins courant et chahutant un peu partout et des monos bon enfant les encadrant comme des chiens de berger. Néanmoins, sans savoir pourquoi, elle ne pouvait se défaire de l’impression que ces lieux évoquaient plus la contrainte et la tristesse que les joies des vacances. Elle se souvint d’une expertise de crédibilité qu’elle avait effectuée sur un garçon de onze ans lors de son passage dans un cabinet privé de psychologie légale de Genève : cet enfant avait été violé par un animateur de colonies. Elle était bien placée pour savoir que le monde ne ressemblait pas à un roman de Johanna Spyri. Peut-être était-ce parce qu’elle se retrouvait seule dans un lieu qu’elle ne connaissait pas, peut-être était-ce à cause des derniers événements, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser au nombre incalculable de viols, de meurtres, de sévices et de brutalités physiques et morales qui étaient commis partout, tout le temps et en tous lieux, chaque jour que Dieu fait — une idée presque aussi insoutenable à contempler que le soleil lui-même — et des vers de Baudelaire lui revinrent en mémoire :
Soudain, elle se figea. Un bruit de moteur à l’extérieur… Une voiture ralentit et s’arrêta devant la colonie. Des pneus crissèrent. Immobile dans le hall, elle prêta l’oreille. Et entendit distinctement une portière claquer. Quelqu’un venait… Elle se demanda si c’étaient les artistes en herbe qui revenaient terminer leur chapelle Sixtine. Dans ce cas, elle n’était pas sûre que se retrouver seule avec eux en ces lieux fût une bonne idée. Elle fit demi-tour et elle se dirigeait déjà vers l’arrière du bâtiment sans faire de bruit lorsqu’elle s’aperçut qu’elle s’était trompée d’embranchement et que le couloir qu’elle avait emprunté était un cul-de-sac… Merde ! Son pouls s’accéléra légèrement. Elle revenait déjà sur ses pas quand elle entendit ceux du visiteur, aussi furtifs que des feuilles poussées par le vent, s’avancer sur le béton de l’entrée. Elle sursauta. Il était déjà là ! Elle n’avait pas la moindre raison de se cacher mais cela ne suffit pas à la convaincre de se montrer. D’autant que la personne progressait prudemment et s’était même immobilisée à son tour. Elle ne faisait plus le moindre bruit. Diane s’appuya contre le béton froid, elle sentit l’inquiétude faire naître de petites gouttes de sueur à la racine de ses cheveux. Qui pouvait bien avoir envie de traîner dans un endroit pareil ? Instinctivement, les précautions prises par le visiteur la firent penser à une raison inavouable. Que se passerait-il si elle surgissait à ce moment-là et disait « salut » ?