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— Quelques mois, ça veut dire quoi ? Deux ? Trois ? Douze ?

— Plutôt douze. Oui. Peut-être une année. Je sais pas…

Pas une flèche, le play-boy du dimanche, se dit Servaz. Ou alors il y mettait de la mauvaise volonté.

— Est-ce qu’on sait pourquoi ils ont fait ça ?

— Je crois pas. Non.

— Ils n’ont pas laissé de messages ?

Le serveur haussa les épaules.

— Écoutez, j’étais un gosse. Vous pouvez sûrement trouver des gens plus âgés pour vous parler de ça. Moi, c’est tout ce que je sais. Désolé.

Servaz le regarda s’éloigner entre les tables et disparaître à l’intérieur. Sans chercher à le retenir. Il l’aperçut à travers une vitre, en train de parler à un homme corpulent qui devait être le patron. L’homme jeta un regard sombre dans sa direction, puis il haussa les épaules et retourna derrière sa caisse.

Servaz aurait pu se lever et l’interroger à son tour, mais il était convaincu que ce n’était pas ici qu’il obtiendrait des informations fiables. Une vague de suicides d’adolescents quinze ans plus tôt… Il se mit à réfléchir intensément. C’était une histoire incroyable ! Qu’est-ce qui avait bien pu pousser plusieurs adolescents de la vallée à se donner la mort ? Et, quinze ans plus tard, un meurtre et un cheval mort… Y avait-il un rapport entre ces deux séries d’événements ? Servaz plissait les yeux, scrutant les sommets au fond de la vallée.

Lorsque Espérandieu surgit dans le couloir du 26, boulevard Embouchure, une voix de stentor jaillit de l’un des bureaux.

— Tiens, revoilà la chérie du patron !

Espérandieu choisit d’ignorer l’insulte. Pujol était un fort en gueule et un imbécile, ce qui va assez souvent de pair. Un grand type costaud à la tignasse grisonnante, avec une vision moyenâgeuse de la société et un répertoire de blagues qui ne faisaient rire que son alter ego : Ange Simeoni — deux inséparables « ténors de la bêtise », comme les chantait Aznavour. Martin les avait recadrés et jamais ils ne se seraient permis une telle sortie en sa présence. Mais Martin n’était pas là.

Espérandieu suivit l’enfilade des bureaux jusqu’au sien, tout au bout du couloir, à côté de celui du patron. Il ferma la porte derrière lui. Samira avait laissé un message sur son bureau : « J’ai entré les vigiles dans le FPR comme tu me l’as demandé. » Le FPR était le fichier des personnes recherchées. Il froissa le mot, le jeta dans la corbeille, mit TV on the Radio chantant Family Tree sur son iPhone, puis il ouvrit sa messagerie. Martin lui avait demandé de réunir le maximum d’infos sur Éric Lombard et il savait à qui s’adresser pour les obtenir. Espérandieu avait un avantage sur la plupart de ses collègues — Samira exceptée — et sur Martin : il était moderne. Il appartenait à la génération du multimédia, de la cyberculture, des réseaux sociaux et des forums. Et on y faisait souvent, pour peu qu’on sût où chercher, des rencontres intéressantes. Mais il ne tenait pas spécialement à ce que Martin ni qui que ce soit d’autre sache comment il avait obtenu ces infos.

— Désolé, on ne l’a pas vu aujourd’hui.

Le directeur adjoint de l’usine d’embouteillage regarda Servaz d’un air impatient.

— Vous savez où je peux le trouver ?

Le gros homme haussa les épaules.

— Non. J’ai essayé de le joindre mais il n’a pas allumé son portable. Normalement, il aurait dû venir travailler. Vous avez essayé chez lui ? Il est peut-être malade.

Servaz le remercia et ressortit de la petite usine. Un haut grillage surmonté d’une spirale de fil de fer barbelé en faisait le tour. Il réfléchit en déverrouillant la Jeep. Il avait déjà appelé Chaperon chez lui. En vain. Personne ne répondait. Servaz sentit une boule d’angoisse se former dans son estomac.

Il remonta dans sa voiture et s’assit au volant.

Encore une fois, le regard effrayé de Chaperon lui revint en mémoire. Qu’avait dit précisément Hirtmann ? Demandez à monsieur le maire de vous parler des suicidés. Que savait Hirtmann qu’ils ignoraient ? Et comment diable le savait-il ?

Puis une autre pensée lui vint. Servaz saisit son portable et composa un numéro noté dans son calepin. Une voix de femme lui répondit.

— Servaz, brigade criminelle, dit-il. Votre mari avait une pièce à lui, un bureau, quelque chose où il rangeait ses papiers ?

Il y eut un bref silence, puis le bruit de quelqu’un qui rejette la fumée d’une cigarette près du téléphone.

— Oui.

— Vous permettez que je vienne y jeter un coup d’œil ?

— Ai-je vraiment le choix ?

La question avait fusé, mais sans véritable acrimonie cette fois.

— Vous pouvez refuser. Dans ce cas, je serai obligé de demander une commission rogatoire, je l’obtiendrai et votre mauvaise volonté attirera inévitablement l’attention du magistrat qui instruit cette affaire.

— Quand ? demanda la voix sèchement.

— Tout de suite, si ça ne vous fait rien.

Le bonhomme de neige était toujours là mais les enfants avaient disparu. Tout comme le cadavre du chat. Le soir commençait à tomber. Le ciel s’était rempli de nuages sombres et menaçants et seule une bande rose orangé subsistait au-dessus des montagnes.

Comme la fois précédente, la veuve Grimm l’attendait sur le seuil de sa maison de bois peinte en bleu, une cigarette à la main. Un masque d’indifférence absolue plaqué sur le visage. Elle s’effaça pour le laisser passer.

— Au fond du couloir, la porte à droite. Je n’ai touché à rien.

Servaz longea un couloir encombré de meubles, de tableaux, de chaises, de bibelots et aussi d’animaux empaillés qui le regardèrent passer. Il poussa la dernière porte à droite, après une bibliothèque. Les volets étaient clos, la pièce plongée dans la pénombre. Elle sentait le renfermé. Servaz ouvrit la fenêtre. Un petit bureau de neuf mètres carrés qui donnait sur les bois à l’arrière de la maison. Un désordre indescriptible. Il eut du mal a se frayer un passage jusqu’au centre de la pièce. Il comprit que Grimm devait passer l’essentiel de son temps dans son bureau quand il était à son domicile. Il y avait même une minitélé posée sur un meuble, face à un vieux canapé défoncé et encombré de classeurs, de chemises cartonnées et de revues de pêche et de chasse, une chaîne stéréo portative et un four micro-ondes.

Pendant quelques secondes, il resta debout au centre de la pièce et parcourut des yeux, interdit, le chaos de cartons, de meubles, de classeurs et d’objets poussiéreux.

Un terrier, un repaire…

Une niche.

Servaz frémit. Grimm vivait comme un chien auprès de sa glaciale épouse.

Sur les murs, des cartes postales, un calendrier, des posters représentant des lacs de montagne et des rivières. En haut des armoires, encore des animaux empaillés : un écureuil, plusieurs chouettes, un colvert et même un chat sauvage. Dans un coin, il aperçut une paire de chaussures montantes. Sur l’un des meubles, plusieurs moulinets de pêche. Un amoureux de la nature ? Un taxidermiste amateur ? Servaz essaya un instant de se mettre dans la peau du gros homme qui s’enfermait dans cette pièce avec pour toute compagnie ce bestiaire dont les regards vitreux trouaient fixement la pénombre. De l’imaginer en train de s’empiffrer de plats réchauffés devant sa petite télé avant de s’endormir sur son canapé. Relégué au fond du couloir par le dragon femelle qu’il avait épousé trente ans plus tôt. Il entreprit d’ouvrir les tiroirs. Méthodiquement. Dans le premier, il trouva des stylos, des factures, des listes de médicaments, des relevés de compte, des récépissés de cartes de crédit. Dans le suivant, une paire de jumelles, des paquets de cartes à jouer encore dans leur emballage d’origine, plusieurs cartes IGN.