Puis ses doigts rencontrèrent quelque chose tout au fond du tiroir : des clefs. Il les sortit à la lumière. Un trousseau. Une grosse clef correspondant à une serrure et deux, plus petites, à des cadenas ou des verrous. Servaz les glissa dans sa poche.
Dans le troisième tiroir, une collection de mouches pour la pêche, des hameçons, du fil, et une photo.
Servaz l’approcha de la fenêtre.
Grimm, Chaperon, et deux autres personnages.
Le cliché était déjà ancien : Grimm était presque mince, et Chaperon avait quinze ans de moins. Les quatre hommes étaient assis sur des rochers autour d’un feu de camp et ils souriaient à l’objectif. Derrière eux, sur la gauche, une clairière bordée par une forêt de hauts conifères et d’arbres caducs qui avaient les couleurs de l’automne ; une prairie en pente douce, un lac et des montagnes à droite de la photo. C’était la tombée du jour : de longues ombres s’étiraient des grands arbres vers le lac. La fumée du feu de camp montait en spirale dans la lumière du soir. Servaz aperçut deux tentes sur la gauche.
Une atmosphère bucolique.
Une impression de bonheur simple et de fraternité. Des hommes qui prennent plaisir à se retrouver et à bivouaquer dans la montagne, une dernière fois avant l’hiver.
Servaz comprit soudain comment Grimm pouvait supporter cette vie de reclus auprès d’une épouse qui le méprisait et l’humiliait : grâce à ces moments d’évasion dans la nature en compagnie de ses amis.
Il saisit sa méprise. Cette pièce n’était pas une prison, une niche : c’était au contraire un tunnel ouvert sur l’extérieur. Les animaux empaillés, les posters, le matériel de pêche, les revues : tout le ramenait à ces moments de liberté absolue qui devaient constituer le pivot de son existence.
Sur la photo, les quatre hommes étaient vêtus de chemises à carreaux, de chandails et de pantalons qui témoignaient par leur coupe de la mode des années 1990. L’un d’eux levait une gourde qui contenait peut-être autre chose que de l’eau ; un autre regardait l’objectif avec un demi-sourire absent, l’air d’être ailleurs, comme si ce petit cérémonial ne le concernait pas.
Servaz scruta les deux autres randonneurs. L’un était un colosse barbu et hilare, l’autre un grand type assez maigre avec une épaisse tignasse brune et de grosses lunettes.
Il compara le lac de la photo avec celui du poster sur le mur sans pouvoir établir s’il s’agissait du même pris de deux endroits ou bien de deux lacs différents.
Il retourna la photo.
Lac de l’Oule, octobre 1993.
Une écriture nette, serrée, précise.
Il ne s’était pas trompé. La photo avait quinze ans. Ces hommes avaient alors à peu près son âge. Ils approchaient de la quarantaine. Avaient-ils encore des rêves ou bien avaient-ils déjà dressé le bilan de leur existence ? Et était-ce un bilan positif ou bien négatif ?
Sur la photo, ils souriaient, leurs regards brillant dans la tendre lumière d’une soirée d’automne, leurs visages creusés d’ombres profondes.
Mais qu’en était-il vraiment ? Tout le monde ou presque sourit sur une photo. Tout le monde joue, désormais, sous l’influence de la médiocrité médiatique globale, se dit Servaz. Beaucoup même surjouent leur vie comme s’ils se trouvaient sur une scène. L’apparence et le kitsch sont devenus la règle.
Fasciné, il scrutait intensément la photo. Était-elle importante ? Confusément, un petit signal familier lui disait que oui.
Il hésita puis la glissa dans sa poche.
Au moment précis où il accomplissait ce geste, il eut la sensation qu’il avait oublié quelque chose. Une sensation puissante. Immédiate. L’impression que son cerveau avait inconsciemment noté un détail et qu’il tirait la sonnette d’alarme.
Il ressortit la photo. La détailla. Les quatre hommes souriants. La tendre lumière du soir. Le lac. L’automne. Les reflets dansants sur l’eau. L’ombre de la montagne s’étendant sur le lac. Non, ce n’était pas ça. Pourtant, la sensation était là. Distincte. Indiscutable. Sans s’en rendre compte, il avait vu quelque chose.
Et, tout à coup, il comprit.
Les mains.
Trois des quatre personnages avaient leur main droite visible : toutes portaient une grosse chevalière en or à l’annulaire.
Le cliché était pris de trop loin pour en être sûr, mais Servaz aurait juré qu’il s’agissait chaque fois de la même bague.
Celle qui aurait dû se trouver au doigt coupé de Grimm…
Il quitta la pièce. De la musique emplissait la maison. Du jazz. Servaz remonta le couloir bric-à-brac vers la source de la musique et déboucha dans un salon tout aussi encombré. La veuve était assise dans un fauteuil. Elle lisait. Elle leva vers lui un regard suprêmement hostile. Servaz agita les clefs.
— Vous savez ce qu’elles ouvrent ?
Elle hésita un instant, l’air de se demander ce qu’elle risquait à ne rien dire.
— Nous avons une cabane dans la vallée de Sospel, répondit-elle finalement. À dix kilomètres d’ici. Au sud de Saint-Martin… Pas loin de la frontière espagnole. Mais nous y allions… ou plutôt mon mari n’y allait que les week-ends, à partir du printemps.
— Votre mari ? Et vous ?
— C’est un endroit sinistre. Je n’y mets jamais les pieds. Mon mari y allait pour être seul, se reposer, méditer, pêcher.
Se reposer, pensa Servaz. Depuis quand un pharmacien éprouve-t-il le besoin de se reposer ? Ne fait-il pas trimer ses employés ? Puis il se dit qu’il faisait du mauvais esprit : que savait-il, au fond, du métier de pharmacien ? Une chose était sûre : il lui fallait visiter ce chalet.
La réponse à son message parvint à Espérandieu trente-huit minutes plus tard. Une pluie fine zébrait les vitres. La nuit était tombée sur Toulouse et les lumières floues de l’autre côté de la vitre ruisselante ressemblaient aux motifs d’un économiseur d’écran.
Vincent avait expédié le message suivant :
De vincent.esperandieu@hotmail.com à kleim162@lematin.fr, 16 :33 :54 :
[Sais-tu quelque chose au sujet d’Éric Lombard ?]
De kleim162@lematin.fr à vincent.esperandieu@hotmail.com, 17 :12 :44 :
[Qu’est-ce que tu veux savoir ?]
Espérandieu sourit et pianota le message suivant :
[S’il y a des cadavres dans les placards, des scandales qui ont été étouffés, des procès en cours en France ou à l’étranger contre le groupe Lombard. Si des rumeurs ont couru à son sujet. N’importe quelle rumeur malveillante.]
De kleim162@lematin.fr à vincent.esperandieu@hotmail.com, 17 :25 :06 :
[Rien que ça ! Tu peux te connecter sur msn ?]
L’ombre de la montagne avait noyé la vallée et Servaz avait allumé ses phares. La route était déserte. Personne ne se baladait dans cette vallée en cul-de-sac à cette époque de l’année. La vingtaine de chalets et de maisons bâtis le long des douze kilomètres de rivière étaient des résidences secondaires dont les volets s’ouvraient de mai à septembre et plus rarement à Noël. À cette heure, elles n’étaient plus que des ombres basses tassées sur elles-mêmes, au bord de la route, se confondant presque avec l’immense masse noire de la montagne.