— Les hommes de main d’Éric Lombard ?
— Ou peut-être les tueurs…
Elle le fixait avec des yeux agrandis. Il comprit qu’elle se demandait comment elle réagirait si cela lui arrivait à son tour. La peur est une maladie contagieuse, se dit-il. Il y avait dans cette enquête un élément d’une noirceur absolue, une masse critique profondément sinistre qui formait le cœur de cette histoire et dont ils commençaient à s’approcher dangereusement. Pour la seconde fois, il se demanda s’ils mettaient leur vie en danger.
— Il est temps de parler à monsieur le maire, dit-il soudain.
— Ne vous en faites pas, ça va bien se passer.
Diane regarda la haute silhouette de M. Monde, devinant les puissantes masses musculaires sous la combinaison. Il devait passer des heures à pousser sur des machines et à soulever des barres lestées de disques en fonte. Il lui adressa un clin d’œil amical et elle hocha la tête.
Contrairement à ce que tous ces hommes avaient l’air de penser, elle n’éprouvait pas d’appréhension particulière. Plutôt une intense curiosité professionnelle.
Puis ce fut le couloir éclairé par des néons. La moquette bleue qui absorbait leurs pas. Les murs blancs…
Une musique d’ascenseur montait en sourdine — comme dans un supermarché. Un truc New Âge, des notes de harpe et de piano aussi impalpables qu’un souffle.
Les portes…
Elle passa devant sans s’approcher des hublots. Xavier marchait d’un pas rapide devant elle. Elle le suivit docilement.
Aucun bruit. À croire qu’ils dormaient tous. On se serait cru dans un hôtel cinq étoiles, du genre moderne, minimal et design. Elle se souvint du long et sinistre hurlement entendu depuis le sas la première fois où elle s’était approchée de cet endroit. Est-ce qu’on les avait chargés pour l’occasion ? Non, Alex le lui avait bien dit : la plupart étaient chimio-résistants.
Devant elle, Xavier s’arrêta face à la dernière porte ; il pianota une combinaison sur un boîtier, puis tourna la poignée.
— Bonjour, Julian.
— Bonjour, docteur.
Une voix grave, posée, urbaine. Diane l’entendit avant de le voir.
— Je vous amène une visiteuse, notre nouvelle psy : Diane Berg. Elle est suisse, comme vous.
Elle s’avança. Julian Hirtmann était debout près d’une fenêtre qui donnait sur la cime d’un sapin blanc. Il détourna le regard du paysage et le posa sur elle. Il mesurait plus d’un mètre quatre-vingt-dix et le Dr Xavier avait l’air d’un enfant à côté. La quarantaine, cheveux bruns coupés court, des traits fermes et réguliers. Sûr de lui. Plutôt bel homme, se dit-elle, à condition d’aimer le genre coincé. Front haut, bouche pincée, mâchoire carrée.
Mais ce qui la frappa d’emblée, ce furent ses yeux. Perçants. Noirs. Intenses. Des prunelles qui brillaient d’un éclat rusé mais qui ne cillaient pas. Il plissa les paupières et elle sentit son regard l’envelopper.
— Bonjour, Julian, dit-elle.
— Bonjour à vous. Une psy, hein ? dit-il.
Elle vit le Dr Xavier sourire. Un sourire rêveur se dessina aussi sur les lèvres d’Hirtmann.
— Vous habitez quel quartier, à Genève ?
— Cologny, répondit-elle.
Il hocha la tête et s’éloigna de la fenêtre.
— J’avais une très belle maison au bord du lac. Aujourd’hui, ce sont des nouveaux riches qui l’habitent. Le genre ordinateurs, téléphones portables et pas un seul livre dans toute la maison. Bon Dieu ! cette maison a été occupée par Percy Bysshe Shelley lui-même quand il a vécu en Suisse, vous imaginez ça ?
Il la fixait de ses yeux noirs et brillants. Il attendait une réponse.
— Vous aimez lire ? demanda-t-elle maladroitement.
Il haussa les épaules, manifestement déçu.
— Le Dr Berg aimerait s’entretenir avec vous à intervalles réguliers, intervint Xavier.
Il se tourna de nouveau vers elle.
— Vraiment ? Qu’est-ce que ça va m’apporter ? En dehors du plaisir de votre compagnie ?
— Rien, répondit-elle franchement. Absolument rien. Je ne prétends pas soulager en quoi que ce soit votre souffrance. D’ailleurs, vous ne souffrez pas. Je n’ai rien à vous vendre, à part, comme vous le dites, le plaisir de ma compagnie. Mais je vous serai reconnaissante si vous acceptez de vous entretenir avec moi.
Ni flagornerie, ni mensonge — elle se dit qu’elle ne s’en était pas trop mal tirée. Il la fixait intensément.
— Hmm, de la franchise… (Son regard se déplaça de Diane à Xavier.) Une denrée rare ici. Admettons que j’accepte, en quoi consisteront ces… entretiens ? J’espère que vous ne comptez pas vous livrer sur moi à une de ces ridicules séances d’analyse. Je vous le dis tout de suite : ça ne fonctionnera pas. Pas avec moi.
— Non, je parle de vraies conversations. Nous aborderons les sujets les plus divers, ceux que vous voudrez.
— Encore faudrait-il que nous ayons des intérêts en commun, ironisa-t-il.
Elle ne releva pas.
— Parlez-moi de vous, dit-il. Quel est votre parcours ?
Elle le lui dit. Elle cita la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de Genève, l’Institut universitaire de médecine légale, le cabinet privé pour lequel elle avait travaillé et la prison de Champ-Dollon où elle avait été psychologue stagiaire.
Il hocha la tête avec le plus grand sérieux, un doigt sur la lèvre inférieure, comme s’il était un examinateur. Elle se retint de sourire devant cette pose. Elle se rappela ce qu’il avait fait à des jeunes femmes de son âge et l’envie disparut.
— Je suppose que, depuis que vous êtes ici, dit-il, dans cet environnement si particulier et nouveau pour vous, vous éprouvez une certaine appréhension ?
Il la testait. Il voulait savoir s’il y aurait réciprocité. Il ne voulait pas d’entretiens à sens unique où il parlerait et où elle se contenterait d’écouter.
— Oui, l’appréhension d’un poste nouveau, d’un endroit nouveau, de responsabilités nouvelles, dit-elle. C’est du stress professionnel. Je le conçois comme quelque chose de positif, qui vous fait avancer.
Il hocha la tête.
— Si vous le dites. Comme vous le savez, tout groupe placé dans une situation d’enfermement a tendance à régresser. Ici, non seulement les pensionnaires régressent, dit-il, mais également le personnel, et même les psys. Vous verrez. Ici, il y a trois enceintes de confinement imbriquées les unes dans les autres : l’enceinte de cet asile de dingos, l’enceinte de cette vallée et l’enceinte de cette ville, en bas — tous ces abrutis affaiblis par des générations de mariages consanguins, d’incestes et de violence intrafamiliale. Vous verrez. Dans quelques jours, quelques semaines, vous vous sentirez infantile, vous vous sentirez redevenir une petite fille, vous aurez envie de sucer votre pouce…
Elle lut dans ses yeux froids l’envie de dire une obscénité, mais il se retint. Il avait reçu une éducation rigide… Tout à coup, elle se rendit compte qu’Hirtmann lui faisait penser à son père avec son air sévère, son allure de bel homme un peu vieillissant et policé et les fils gris dans sa chevelure brune.
Le même dessin ferme des lèvres et de la mâchoire, le même nez un peu long, le même regard intense qui la jaugeait et la jugeait. Elle sentit que, si elle ne chassait pas cette pensée, elle allait perdre ses moyens.
Elle se demanda ensuite comment le même homme avait pu organiser des orgies au caractère notoirement violent. Hirtmann n’était pas fait d’une seule personnalité, mais de plusieurs.