— À quoi pensez-vous ? dit-il.
Rien ne lui échappait. Elle devrait en tenir compte. Elle choisit d’être aussi franche qu’elle pouvait l’être, sans jamais oublier la distance thérapeutique.
— Je pense que vous me rappelez un peu mon père, dit-elle.
Pour la première fois, il parut déstabilisé. Elle le vit sourire. Elle remarqua que ce sourire modifiait totalement son apparence.
— Vraiment ? dit-il, sincèrement surpris.
— On sent chez vous la même éducation bourgeoise typiquement suisse, la même retenue, la même sévérité. Vous respirez le protestantisme, même si vous vous en êtes débarrassé en cours de route. Tous ces grands bourgeois helvètes qui ressemblent à des coffres-forts fermés à double tour. J’étais en train de me demander s’il avait un secret inavouable, lui aussi — comme vous.
Xavier lui lança un regard interloqué et un brin courroucé. Le sourire d’Hirtmann s’élargit.
— Finalement, je crois que nous allons bien nous entendre, dit-il. Quand est-ce que nous commençons ? J’ai hâte de reprendre cette conversation.
— Introuvable, dit Ziegler en refermant son téléphone portable. Ni à la mairie, ni chez lui, ni à son usine. On dirait qu’il s’est à nouveau volatilisé.
Servaz regarda la gendarme puis fixa la rivière à travers le pare-brise.
— Il va falloir qu’on s’occupe sérieusement de M. le maire. Quand il aura réapparu. En attendant, essayons Perrault.
L’employée, une jeune femme d’une vingtaine d’années, mâchait et remâchait son chewing-gum avec une telle énergie qu’elle semblait avoir un compte personnel à régler avec lui.
Elle n’avait pas l’air spécialement sportive. Plutôt le genre à abuser des sucreries et des longues stations devant la télé ou l’ordinateur. Servaz se dit qu’à la place de Perrault il aurait hésité à lui confier la caisse. Il regarda autour de lui les rangées de skis et de snow-boards, les étagères pleines de chaussures montantes, les combinaisons fluo, les polaires et les accessoires de mode alignés sur les rayonnages de bois blond ou suspendus en rangs serrés à des cintres. Il se demanda en fonction de quels critères Perrault l’avait choisie. Peut-être était-ce la seule qui avait accepté le salaire qu’il lui proposait.
— Il avait l’air inquiet ? demanda-t-il.
— Ouaip.
Servaz se tourna vers Ziegler. Ils venaient de sonner à la porte du studio que Perrault, le troisième membre du quatuor selon Saint-Cyr, louait au-dessus du magasin. Aucune réponse. L’employée qui tenait le magasin leur avait déclaré qu’elle ne l’avait pas vu depuis la veille. Lundi matin, il s’était présenté en lui disant qu’il devait s’absenter quelques jours — une urgence familiale, avait-il expliqué. Elle lui avait dit de ne pas s’en faire, qu’elle s’occuperait du magasin en attendant.
— Inquiet comment ? demanda Ziegler.
L’employée mastiqua deux ou trois fois avant de répondre.
— Il avait vraiment une sale tête, l’air de quelqu’un qui n’a pas dormi. (Nouvelle mastication.) Et il ne tenait pas en place.
— Et il avait l’air d’avoir peur ?
— Ouaip. Je viens de vous l’dire.
L’employée faillit faire éclater une bulle mais elle y renonça au dernier moment.
— Vous avez un numéro où on peut le joindre ?
La jeune femme ouvrit un tiroir et farfouilla parmi des papiers. Elle en tira une carte de visite qu’elle tendit à la gendarme. Celle-ci jeta un bref coup d’œil au logo représentant une montagne dévalée par un skieur dessinant des zigzags dans la neige, avec écrit en dessous, en lettres fantaisie : Sport & Nature.
— Perrault, quel genre de patron c’est ? demanda-t-elle.
L’employée lui jeta un regard méfiant.
— Le genre radin, finit-elle par lâcher.
Sufjan Stevens chantait Corne on Feel the Illinoise dans ses écouteurs quand Espérandieu eut l’attention attirée par son ordinateur. Sur son écran, le logiciel de traitement d’images venait d’achever la tâche pour laquelle Vincent l’avait programmé.
— Viens voir, dit-il à Samira.
La fliquette se leva. La fermeture Éclair de son sweat était un peu trop descendue, exhibant la naissance de ses seins en plein sous le nez d’Espérandieu quand elle se pencha.
— C’est quoi ?
La bague apparaissait en gros plan. Pas parfaitement nette, mais on distinguait distinctement la chevalière en or grossie deux mille fois avec, sur le sommet, se détachant sur fond rouge, deux lettres dorées.
— Cette bague aurait dû se trouver sur le doigt qu’on a tranché à Grimm, le pharmacien assassiné à Saint-Martin, répondit-il, la gorge sèche.
— Hmm, comment vous le savez — puisque son doigt était coupé, justement ?
— Trop long à expliquer. Tu vois quoi ?
— On dirait deux caractères, deux lettres, dit Samira en fixant l’écran.
Espérandieu se força à garder les yeux rivés sur l’ordinateur.
— Deux C ? dit-il.
— Ou un C et un E…
— Ou un C et un D…
— Ou un O et un C…
— Attends un peu.
Il ouvrit plusieurs fenêtres à droite de l’écran, modifia plusieurs paramètres, déplaça des curseurs. Puis il relança le programme. Ils attendirent le résultat en silence, Samira toujours penchée par-dessus son épaule. Espérandieu rêva à deux seins pleins, doux et fermes. Il y avait un grain de beauté sur celui de gauche.
— À ton avis, ils font quoi là-dedans ? lança une voix goguenarde à l’extérieur.
L’ordinateur annonça que la tâche était terminée. L’image réapparut aussitôt. Nette. Les deux lettres se détachaient distinctement sur le fond rouge de la chevalière :
« CS ».
Servaz trouva le moulin comme indiqué, au bout d’une impasse qui se terminait devant un ruisseau et un bois. Il vit d’abord ses lumières avant d’en distinguer la silhouette noire. Au bout de la rue, bien après les dernières maisons, elles se reflétaient dans le ruisseau. Trois fenêtres éclairées. Au-dessus : des montagnes et des sapins noirs, et un ciel plein d’étoiles. Il descendit de voiture. Une nuit froide, mais moins que les précédentes.
Il se sentait frustré. Après avoir essayé en vain de trouver Chaperon et Perrault, ils avaient pareillement échoué à joindre l’ex-épouse de Chaperon. Elle avait quitté la région pour s’installer du côté de Bordeaux. Le maire était divorcé, il avait une fille quelque part en région parisienne. Quant à Serge Perrault, vérification faite, il n’avait jamais été marié. Si on ajoutait à cela l’étrange paix armée qui régnait entre Grimm et son dragon, une conclusion s’imposait : la vie de famille, ce n’était pas vraiment leur truc à ces trois-là.
Servaz s’engagea sur le petit pont incurvé qui reliait le moulin à la route. Tout près, une roue à aubes tournait dans l’obscurité ; il entendait le bruit de l’eau rebondissant sur les pales, dans le noir.
Il frappa à une porte basse munie d’un heurtoir. Une porte ancienne et lourde. Elle s’ouvrit presque instantanément. Gabriel Saint-Cyr apparut, vêtu d’une chemise blanche, d’un nœud papillon impeccable et d’un cardigan. De l’intérieur montait une musique familière. Un quatuor à cordes : Schubert, La Jeune Fille et la Mort.
— Entre.
Servaz nota le tutoiement mais ne releva pas. Une agréable odeur de cuisine chatouilla ses narines dès l’entrée et son estomac réagit aussitôt. Il se rendit compte qu’il était affamé. Il n’avait avalé qu’une omelette depuis le matin. En descendant les marches menant au séjour, sur la droite, il ne put s’empêcher de hausser un sourcil : le juge avait mis les petits plats dans les grands. Il avait dressé la table avec une nappe si blanche qu’elle brillait presque et allumé deux chandelles fichées dans des porte-bougeoirs en argent.