— Je suis veuf, se justifia-t-il en voyant le regard de Servaz. Mon travail était toute ma vie, je ne m’étais pas préparé au jour où je cesserais de l’exercer. Que je vive encore dix ans ou trente ne changera rien. La vieillesse n’est qu’une longue attente inutile. Alors, en attendant, je m’occupe. Je me demande si je ne vais pas ouvrir un restaurant, tout compte fait.
Servaz sourit. Le juge n’était certainement pas homme à rester inactif.
— Mais rassure-toi — tu permets que je te tutoie, à mon âge ? — , je ne pense pas à la mort. Et je profite au moins de ce temps qui n’est rien pour cultiver mon jardin et faire la cuisine. Bricoler. Lire. Voyager…
— Et aller faire un petit tour au palais de justice pour se tenir au courant des affaires en cours.
L’œil de Saint-Cyr étincela brièvement.
— Exact !
Il l’invita à s’asseoir et passa derrière le comptoir de la cuisine, ouverte sur la salle. Martin le vit nouer autour de sa taille un tablier de marmiton. Un feu clair pétillait dans la cheminée, jetant de grandes lueurs entre les poutres du plafond. Le salon était plein de meubles anciens, sans doute chinés dans des brocantes, et de tableaux, grands et petits. Un vrai bric-à-brac d’antiquaire.
— « Cuisiner suppose une tête légère, un esprit généreux et un cœur large » : Paul Gauguin. Tu ne vois pas d’inconvénient à ce que nous sautions l’étape de l’apéritif ?
— Aucun, répondit Servaz. Je suis mort de faim.
Saint-Cyr revint avec deux assiettes et une bouteille de vin, se déplaçant avec la dextérité d’un serveur professionnel.
— Feuilleté de ris de veau aux truffes, annonça-t-il en posant une grande assiette fumante devant Servaz.
L’odeur en était merveilleuse. Servaz planta sa fourchette dedans et porta une bouchée à ses lèvres. Elle lui brûla la langue mais il avait rarement mangé quelque chose d’aussi bon.
— Alors ?
— Si vous étiez aussi bon juge que vous êtes bon cuisinier, le palais de justice de Saint-Martin a perdu gros.
Saint-Cyr prit cette flatterie pour ce qu’elle était. Il connaissait suffisamment ses qualités de cordon-bleu pour savoir que, derrière ce compliment un peu outré, il y avait un éloge sincère. Le petit homme inclina la bouteille de vin blanc vers le verre de Servaz.
— Goûte-moi ça.
Servaz éleva le verre devant ses yeux avant de le porter à ses lèvres. Dans la lumière des bougies placées au centre de la table, le vin avait la couleur de l’or pâle, avec des reflets émeraude. Servaz n’était pas un grand connaisseur mais, dès la première gorgée, il n’eut aucun doute sur le caractère exceptionnel du vin qu’on venait de lui servir.
— Merveilleux. Vraiment. Même si je ne suis pas un spécialiste.
Saint-Cyr hocha la tête.
— Bâtard-montrachet 2001.
Il adressa un clin d’œil à Servaz et fît claquer sa langue.
Dès la deuxième gorgée, celui-ci sentit que la tête lui tournait. Il n’aurait pas dû venir le ventre vide.
— Vous espérez que ma langue va se délier ? demanda-t-il en souriant.
Saint-Cyr rit.
— C’est un plaisir de te voir dévorer. On dirait que tu n’as pas mangé depuis dix jours. Que penses-tu de Confiant ? demanda soudain le juge.
La question prit Servaz au dépourvu. Il hésita.
— Je ne sais pas. Un peu tôt pour le dire…
De nouveau, la lueur astucieuse brilla dans l’œil du juge.
— Bien sûr que non. Tu t’es déjà fait une idée. Et elle est négative. C’est pour ça que tu ne veux pas en parler.
La remarque désarçonna Servaz. Le juge n’avait pas la langue dans sa poche.
— Confiant porte mal son nom, poursuivit Saint-Cyr sans attendre de réponse. Il ne fait confiance à personne et il ne faut pas lui en accorder non plus. Tu l’as peut-être déjà constaté.
Touché. Une nouvelle fois, Servaz se dit que le bonhomme allait lui être utile. Dès qu’il eut terminé, Saint-Cyr enleva les assiettes.
— Un lapin à la moutarde, dit-il en revenant. Ça te va ?
Il avait rapporté une autre bouteille. Du rouge, cette fois. Une demi-heure plus tard, après un dessert aux pommes accompagné d’un verre de sauternes, ils étaient assis dans des fauteuils près de la cheminée. Servaz se sentait repu et un peu gris. Plein d’une sensation de bien-être et de satiété comme il n’en avait pas éprouvé depuis longtemps. Saint-Cyr lui servit un cognac dans un verre ballon et prit un armagnac.
Puis il darda vers Servaz un regard acéré et celui-ci comprit qu’il était l’heure d’en venir aux faits.
— Tu t’occupes aussi de l’affaire du cheval mort, déclara le juge après la première lampée. Tu crois qu’il y a un lien avec le pharmacien ?
— Peut-être.
— Deux crimes atroces à quelques jours et quelques kilomètres d’intervalle.
— Oui.
— Comment as-tu trouvé Éric Lombard ?
— Arrogant.
— Ne te le mets pas à dos. Il a le bras long et il pourrait t’être utile. Mais ne le laisse pas diriger l’enquête à ta place non plus.
Servaz sourit une fois de plus. Le juge était peut-être à la retraite mais il n’avait pas perdu la main.
— Vous deviez me parler des suicidés.
Le juge porta son verre à ses lèvres.
— Comment fait-on pour être flic de nos jours ? demanda-t-il sans répondre à la question. Quand la corruption est générale, quand tout le monde ne pense qu’à s’en mettre plein les poches ? Comment fait-on la part des choses ? Est-ce que ça n’est pas devenu terriblement compliqué ?
— Oh non, c’est très simple au contraire, dit Servaz. Il y a deux sortes de gens : les salauds et les autres. Et tout le monde doit choisir son camp. Si vous ne le faites pas, c’est que vous êtes déjà dans celui des salauds.
— Tu crois ça ? Alors, pour toi, les choses sont simples : il y a les bons et les méchants ? Quelle chance tu as ! Tiens, si tu avais le choix au moment des élections entre trois candidats : le premier à moitié paralysé par la polio, souffrant d’hypertension, d’anémie et de nombreuses autres pathologies lourdes, menteur à l’occasion, consultant une astrologue, trompant sa femme, fumant des cigarettes à la chaîne et buvant trop de martinis ; le deuxième obèse, ayant déjà perdu trois élections, fait une dépression et deux crises cardiaques, fumant des cigares et s’imbibant le soir au champagne, au porto, au cognac et au whisky avant de prendre deux somnifères ; le troisième enfin un héros de guerre décoré, respectant les femmes, aimant les animaux, ne buvant qu’une bière de temps en temps et ne fumant pas, lequel choisirais-tu ?
Servaz sourit.
— Je suppose que vous vous attendez à ce que je réponde le troisième ?
— Eh bien bravo, tu viens de rejeter Roosevelt et Churchill et d’élire Adolf Hitler. Tu vois : les choses ne sont jamais ce qu’elles paraissent.
Servaz éclata de rire. Décidément, le juge lui plaisait. Un homme difficile à prendre en défaut et qui avait les idées aussi claires que le torrent qui coulait devant son moulin.