— C’est d’ailleurs le problème avec les médias d’aujourd’hui, poursuivit le retraité. Ils s’attachent à des détails sans importance qu’ils montent en épingle. Résultat : si les médias d’aujourd’hui avaient existé à leur époque, Roosevelt et Churchill n’auraient probablement pas été élus. Fie-toi à tes intuitions, Martin. Pas aux apparences.
— Les suicidés, répéta Servaz.
— J’y viens.
Le juge se servit un second armagnac, puis il releva la tête et fixa sur Servaz un regard dur.
— C’est moi qui ai instruit cette affaire. La plus pénible de toute ma carrière. Ça s’est passé en une année. De mai 1993 à juillet 1994 pour être exact. Sept suicides. Des adolescents, entre quinze et dix-huit ans. Et je m’en souviens comme si c’était hier.
Servaz retint sa respiration. La voix du juge avait changé. Elle était à présent remplie d’une dureté et d’une tristesse infinies.
— La première à partir a été une enfant d’un village voisin, Alice Ferrand, seize ans et demi. Une gamine brillante, qui avait d’excellents résultats scolaires. Issue d’un milieu cultivé : père prof de lettres, mère institutrice. Alice était considérée comme une enfant sans histoires. Elle avait des amies de son âge. Elle aimait le dessin, la musique. Très appréciée par tout le monde. Alice a été retrouvée pendue le 2 mai 1993 au matin, dans une grange des environs.
Pendue… La gorge de Servaz se noua, mais son attention s’accrut.
— Je sais à quoi tu penses, dit Saint-Cyr en croisant son regard. Mais je peux t’assurer qu’elle s’était pendue elle-même, il n’y a pas le moindre doute là-dessus. Le légiste était formel. C’était Delmas, tu le connais, un type compétent. Et on a retrouvé un seul indice dans le tiroir du bureau de la gamine : un croquis qu’elle avait dessiné de la grange, avec même la longueur exacte de corde entre la poutre et le nœud pour être sûre que ses petits pieds ne toucheraient pas le sol.
La voix du juge s’était brisée sur cette dernière phrase. Servaz vit qu’il était au bord des larmes.
— Cette affaire, c’était un vrai crève-cœur. Une gamine si attachante. Quand un garçon de dix-sept ans s’est à son tour donné la mort cinq semaines plus tard, le 7 juin, on n’y a vu qu’une terrible coïncidence. C’est au troisième, à la fin du mois, qu’on a commencé à se poser des questions. (Il termina son armagnac et posa le verre vide sur le guéridon.) De lui aussi, je me souviens comme si c’était hier. Cet été-là, nous avons eu des mois de juin et de juillet caniculaires, un temps magnifique, des soirées très chaudes qui n’en finissaient pas. On s’attardait dans les jardins, au bord de la rivière ou aux terrasses des cafés pour trouver un peu de fraîcheur. Il faisait trop chaud dans les appartements. On n’avait pas de clim à l’époque — et pas de téléphones portables non plus. Ce soir du 29 juin, j’étais au café avec le prédécesseur de Cathy d’Humières et un substitut. Le cafetier est venu me trouver. Il m’a montré le téléphone sur le comptoir. Un appel pour moi. C’était la gendarmerie. « On en a trouvé un autre », ils ont dit. Va savoir pourquoi, j’ai tout de suite compris de quoi il s’agissait.
Servaz se sentit devenir de plus en plus glacé.
— Celui-là aussi s’était pendu, comme les deux précédents. Dans une grange en ruine, au fond d’un champ de blé. Je me souviens de chaque détail : le soir d’été, les blés mûrs, le jour qui n’en finissait pas de finir, la chaleur qui cuisait les pierres même à dix heures du soir, les mouches, le corps dans l’ombre de la grange. J’ai fait un malaise, ce soir-là. Il a fallu m’hospitaliser. Puis j’ai repris l’instruction. Je te l’ai dit : je n’ai jamais connu d’affaire aussi pénible ; un vrai chemin de croix : la douleur des familles, l’incompréhension, la peur que ça recommence…
— On sait pourquoi ils ont fait ça ? Ils ont donné une explication ?
Le juge posa sur lui un regard encore aujourd’hui plein de perplexité.
— Pas la moindre. On n’a jamais su ce qui leur était passé par la tête. Aucun n’a laissé d’explications. Bien sûr, tout le monde était traumatisé. On se levait chaque matin en craignant d’apprendre qu’un autre adolescent s’était donné la mort. Personne n’a jamais compris pourquoi c’est arrivé ici, chez nous. Bien entendu, les parents qui avaient des enfants du même âge n’avaient qu’une peur : qu’ils en fassent autant. Ils étaient terrorisés. Ils essayaient tant bien que mal de les surveiller à leur insu — ou leur interdisaient de sortir. Ça a duré plus d’un an. Sept en tout. Sept ! Et puis, un beau jour, ça s’est arrêté.
— C’est une histoire incroyable ! s’exclama Servaz.
— Pas si incroyable que ça. J’ai entendu dire depuis que des événements semblables ont eu lieu dans d’autres pays, au pays de Galles, au Québec, au Japon. Des histoires de pactes suicidaires entre adolescents. Aujourd’hui, c’est pire : ils se contactent sur Internet ; ils s’envoient des messages dans des forums : « Ma vie n’a pas de sens, cherche partenaire pour mourir. » Je n’exagère pas. Dans le cas des suicides au pays de Galles, on a retrouvé au milieu des condoléances et des poèmes d’autres messages qui disaient : « Je vais bientôt te rejoindre »… Qui croirait une telle chose possible ?
— Je crois que nous vivons dans un monde où tout est désormais possible, répondit Servaz. Et surtout le pire.
Une image avait surgi dans son esprit : celle d’un garçon traversant d’un pas lourd un champ de blé, avec dans son dos le soleil couchant, une corde à la main. Autour de lui, les oiseaux chantaient, le long soir d’été éclatait de vie — mais dans sa tête régnait déjà l’obscurité. Le juge le considéra sombrement.
— Oui, c’est aussi mon avis. Au sujet de ces jeunes gens, s’ils n’ont pas laissé d’explication à leur geste, nous avons en revanche la preuve qu’ils se sont encouragés les uns les autres à passer à l’acte.
— Comment ça ?
— La gendarmerie a trouvé des lettres chez plusieurs « suicidés » : une correspondance. Envoyées à l’évidence par d’autres candidats au suicide. Ils y parlaient de leurs projets, de la façon dont ils allaient s’y prendre, de leur impatience même de passer à l’acte. Le problème, c’est que ces lettres n’étaient pas envoyées par la poste et que tous utilisaient des pseudos. Dès qu’on les a découvertes, on a décidé de prendre les empreintes digitales de tous les adolescents des environs ayant entre treize et dix-neuf ans et de les comparer à celles trouvées sur les lettres. On a aussi fait appel à un graphologue. Un travail de fourmi. Une équipe entière d’enquêteurs là-dessus vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Certaines de ces lettres avaient été écrites par ceux qui s’étaient déjà donné la mort. Mais, grâce à ce travail, on a pu aussi identifier trois nouveaux candidats. Incroyable, je sais. On les a mis sous surveillance constante et confiés à une équipe de psychologues. Mais l’un d’eux a quand même réussi à s’électrocuter dans sa baignoire avec un sèche-cheveux. La septième victime… Les deux autres ne sont jamais passés à l’acte.
— Ces lettres… ?
— Oui, je les ai gardées. Tu crois vraiment que cette histoire a un rapport avec le meurtre du pharmacien et le cheval de Lombard ?
— Grimm a été trouvé pendu…, avança Servaz prudemment.
— Et le cheval aussi, en quelque sorte…
Servaz sentit un picotement familier : la sensation qu’une étape décisive venait d’être franchie. Mais une étape vers quoi ? Le juge se leva. Il sortit de la pièce et revint au bout de deux minutes avec un lourd carton plein à ras bord de paperasse et de classeurs.