— Par ici, dit une voix au moment où il passait devant une porte.
Il s’arrêta et jeta un coup d’œil par la porte ouverte. Irène Ziegler s’était installée dans un petit bureau plongé dans la pénombre. Une seule lampe était allumée. À travers les stores, il aperçut des flocons qui tourbillonnaient dans la lueur d’un réverbère. Ziegler bâilla et s’étira. Il comprit qu’elle avait un peu piqué du nez en l’attendant. Elle regarda le carton. Puis elle lui sourit. Tout à coup, à cette heure avancée de la nuit, il trouva ce sourire charmant.
— C’est quoi, ça ?
— Un carton.
— Je vois. Et dedans ?
— Tout ce qui concerne les suicidés.
Une lueur de surprise et d’intérêt passa dans ses yeux verts.
— C’est Saint-Cyr qui vous l’a donné ?
— Un café ? dit-il en posant le lourd carton sur le bureau le plus proche.
— Court, sucré. Merci.
Il ressortit et marcha jusqu’au distributeur au fond du couloir, puis revint avec deux gobelets en polystyrène.
— Tiens, dit-il.
Elle le regarda, surprise.
— Il serait peut-être temps qu’on se tutoie, non ? s’excusa-t-il en pensant à la spontanéité avec laquelle le juge l’avait immédiatement tutoyé. Pourquoi diable n’était-il pas capable d’en faire autant ? Était-ce l’heure tardive ou le sourire qu’elle venait de lui adresser qui l’avait incité à franchir le pas, tout à coup ?
Il vit Ziegler sourire de nouveau.
— D’accord. Alors, ce dîner ? Instructif, on dirait.
— Toi d’abord.
— Non, toi d’abord.
Il posa une fesse sur le bord du bureau et aperçut un jeu de solitaire sur l’écran. Puis il se lança. Ziegler l’écouta avec intérêt, sans l’interrompre une seule fois.
— C’est une histoire incroyable ! dit-elle quand il eut fini.
— Ce qui m’étonne, c’est que tu n’en aies jamais entendu parler.
Elle fronça les sourcils et cligna des yeux.
— Ça me dit vaguement quelque chose. Quelques articles dans les journaux, peut-être. Ou des conversations à table entre mes parents. Je te rappelle que je n’étais pas encore dans la gendarmerie. En fait, j’avais à peu près l’âge de ces adolescents, à l’époque.
Il se rendit compte tout à coup qu’il ne savait rien d’elle. Pas même où elle vivait. Et qu’elle n’en savait pas plus à son sujet. Depuis une semaine, toutes leurs conversations tournaient autour de l’enquête.
— Pourtant, tu vivais pas loin d’ici, insista-t-il.
— Mes parents habitaient à une quinzaine de kilomètres de Saint-Martin, dans une autre vallée. Je ne suis pas allée à l’école ici. Ado, être d’une autre vallée c’était comme être d’un autre monde. Quinze kilomètres pour un enfant, c’est comme mille pour un adulte : chaque ado a son territoire. À l’époque des faits, je prenais le bus scolaire vingt kilomètres plus à l’ouest et j’allais au lycée de Lannemezan, à quarante kilomètres d’ici. Ensuite, j’ai fait la fac de droit à Pau. Maintenant que tu le dis, je me souviens qu’il y avait des conversations dans la cour de récréation au sujet de ces suicides. Il faut croire que j’avais occulté ça.
Il sentit qu’elle répugnait à parler de sa jeunesse et il se demanda pourquoi.
— Il serait intéressant de demander son avis à Propp, dit-il.
— Son avis sur quoi ?
— Sur la raison pour laquelle ta mémoire a occulté ces événements.
Elle lui lança un regard mi-figue mi-raisin.
— Cette histoire, les enfants suicidés : quel rapport avec Grimm ?
— Peut-être aucun.
— Alors pourquoi s’y intéresser ?
— Le meurtre de Grimm ressemble à une vengeance et quelque chose ou quelqu’un a poussé ces enfants à mettre fin à leurs jours. Et puis, il y a cette plainte déposée il y a quelques années contre Grimm, Perrault et Chaperon pour cette histoire de chantage sexuel… Si on assemble ces pièces, qu’est-ce que ça nous donne ?
Servaz sentit tout à coup une décharge électrique le traverser : ils tenaient quelque chose. C’était là, à portée de main. Le cœur sombre de l’histoire, la masse critique — d’où tout rayonnait. Quelque part, caché dans un angle mort… Il sentit l’adrénaline lui courir dans les veines.
— Je suggère qu’on commence par examiner ce qu’il y a dans ce carton, dit-il avec un léger tremblement dans la voix.
— On s’y met ? demanda-t-elle — mais c’était à peine une question.
Il lut le même espoir et la même excitation sur son visage. Servaz consulta sa montre, il était presque 1 heure du matin. Il neigeait toujours derrière les stores.
— D’accord. Le sang, ajouta-t-il, changeant brusquement de sujet. On l’a trouvé où exactement ?
Elle lui jeta un regard troublé.
— Sur le pont, près de là où on a accroché le pharmacien.
Ils restèrent quelques instants sans parler.
— Du sang, répéta-t-il. C’est impossible !
— Le labo est formel.
— Du sang… Comme si…
— Comme si Hirtmann s’était blessé en pendant le corps de Grimm…
Ziegler prit les choses en main. Elle farfouilla dans le carton plein de chemises, de classeurs, de blocs sténo et de courriers administratifs jusqu’au moment où elle exhuma une chemise intitulée « Synthèse ». Manifestement, Saint-Cyr l’avait rédigée lui-même ; le juge avait une écriture précise, déliée et rapide — tout le contraire d’un gribouillage de toubib. Servaz constata qu’il avait résumé les différentes étapes de l’enquête avec une clarté et une concision remarquables. Ziegler utilisa ensuite cette synthèse pour s’orienter dans le fatras du carton. Elle commença par sortir les pièces du dossier et par les répartir en petits tas : les rapports d’autopsie, les procès-verbaux d’auditions, les interrogatoires des parents, la liste des pièces à conviction, les lettres trouvées au domicile des adolescents… Saint-Cyr avait fait des photocopies de toutes les pièces du dossier pour son usage personnel. En plus des photocopies, il y avait : des coupures de presse, des Post-it, des feuilles volantes, des plans avec, chaque fois, marqué d’une croix noire, le lieu où tel adolescent s’était donné la mort mais aussi de mystérieux itinéraires faits de flèches et de cercles rouges, des bulletins scolaires, des photos de classe, des notes rédigées sur des bouts de papier, des tickets de péage…
Servaz en resta médusé. Le vieux juge avait visiblement fait de cette histoire une affaire personnelle. Comme d’autres enquêteurs avant lui, il s’était laissé complètement obséder par ce mystère. Espérait-il vraiment découvrir le fin mot de l’histoire à son domicile, quand il n’aurait rien d’autre à faire qu’y consacrer tout son temps ? Puis ils trouvèrent un document encore plus pénible : la liste des sept victimes avec leur photo et les dates de leur suicide.
2 mai 1993 Alice Ferrand, 16 ans
7 juin 1993 Michaël Lehmann, 17 ans
29 juin 1993 Ludovic Asselin, 16 ans
5 septembre 1993 Marion Dutilleul, 15 ans
24 décembre 1993 Séverine Guérin, 18 ans
16 avril 1994 : Damien Llaume, 16 ans
9 juillet 1994 : Florian Vanloot, 17 ans