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— Bon Dieu !

Sa main trembla lorsqu’il les étala sur le bureau, dans le halo de la lampe : sept photos agrafées à sept petites fiches cartonnées que lui tendait Ziegler. Sept visages souriants. Les uns regardaient l’objectif ; les autres détournaient le regard. Il considéra sa coéquipière. Debout à côté de lui, elle semblait foudroyée. Les yeux de Servaz revinrent ensuite se poser sur les visages. Il sentit l’émotion lui serrer la gorge.

Ziegler lui tendit la moitié des rapports d’autopsie et se plongea dans l’autre moitié. Pendant un moment, ils lurent en silence. Sans surprise, les rapports concluaient à des morts par pendaison, sauf dans un cas où la victime s’était jetée du haut d’une montagne, et dans celui du garçon sous surveillance qui avait trouvé le moyen de s’électrocuter dans sa baignoire. Les légistes n’avaient décelé aucune anomalie, aucune zone d’ombre : les scènes de « crime » étaient limpides ; tout confirmait que les adolescents étaient venus seuls sur le lieu de leur mort et qu’ils avaient agi seuls. Quatre des autopsies avaient été effectuées par Delmas et par un autre légiste que Servaz connaissait, tout aussi compétent. Après les autopsies, ils passèrent aux enquêtes de voisinage. Elles tentaient de cerner la personnalité des sept victimes, indépendamment des témoignages des parents. Comme toujours, il y avait dans le tas quelques commérages sordides ou malveillants mais, dans l’ensemble, elles dessinaient des portraits d’adolescents classiques, hormis le cas d’un garçon difficile, Ludovic Asselin, connu pour des faits de violence contre ses camarades et de rébellion à l’autorité. Les témoignages les plus émouvants concernaient Alice Ferrand, la première victime, que tout le monde semblait apprécier et qui était unanimement présentée comme une enfant des plus attachantes. Servaz regarda la photo : des cheveux bouclés couleur de blé mûr, une peau de porcelaine ; elle fixait l’objectif de ses beaux yeux graves. Un très joli visage, dont chaque détail paraissait avoir été sculpté avec précision par un miniaturiste ; le visage d’une belle jeune fille de seize ans — mais le regard était celui d’une personne bien plus âgée. Il y avait de l’intelligence en lui. Mais aussi autre chose… Ou bien était-ce son imagination ?

Vers 3 heures du matin, ils accusèrent le coup. Servaz décida de s’accorder un peu de repos. Il suivit le couloir, entra dans les toilettes et fit couler de l’eau froide sur son visage. Puis il se redressa et se regarda dans la glace ; l’un des néons clignotait en grésillant, jetant une lueur sinistre sur la rangée de portes derrière lui. Servaz avait trop mangé et trop bu chez Saint-Cyr, il était épuisé et cela se voyait. Il entra dans l’un des cabinets, se soulagea d’un jet puissant, se rinça les mains et les sécha sous le souffleur. En ressortant, il s’arrêta devant le distributeur de boissons chaudes.

— Un café ? lança-t-il vers le couloir désert.

Sa voix résonna dans le silence. La réponse lui parvint par la porte ouverte, de l’autre bout du couloir.

— Court ! Sucré ! Merci !

Il se demanda s’il y avait quelqu’un d’autre dans le bâtiment, à part eux et le planton à l’entrée. Il savait que les gendarmes logeaient dans une autre aile. Son gobelet à la main, il traversa la cafétéria obscure, se faufilant entre les tables rondes colorées en jaune, rouge et bleu. Derrière la baie vitrée protégée par une grille faite de grands losanges de métal, la neige tombait en silence sur un petit jardin. Des haies bien taillées, un bac à sable et un toboggan en plastique pour les enfants des gendarmes qui vivaient là. Au-delà s’étendaient la plaine blanche et puis, dans le fond, découpées sur le ciel noir, les montagnes. Une nouvelle fois, il repensa à l’Institut et à ses pensionnaires. Et à Hirtmann… Son sang sur le pont. Qu’est-ce qu’il signifiait ? « Il y a toujours un détail qui ne colle pas », avait dit Saint-Cyr. Parfois c’était important, parfois non…

Il était 5 heures et demie quand Servaz se renversa dans son fauteuil en déclarant que ça suffisait. Ziegler avait l’air épuisée. La frustration se lisait sur son visage. Rien. Il n’y avait absolument rien dans le dossier pour accréditer la thèse des abus sexuels. Pas le moindre embryon d’indice. Dans son dernier rapport, Saint-Cyr était parvenu à la même conclusion. Il avait noté dans la marge, au crayon « Abus sexuels ? Aucune preuve. » Mais il avait quand même souligné la question deux fois. À un moment donné, Servaz avait été tenté de parler de la colonie avec Ziegler mais il avait renoncé. Il était trop fatigué et il ne s’en sentait pas la force.

Ziegler consulta sa montre.

— Je crois qu’on n’arrivera à rien cette nuit. On devrait aller dormir un peu.

— Ça me va. Je rentre à l’hôtel. Rendez-vous dans la salle de réunion à 10 heures. Tu dors où ?

— Ici. On m’a prêté l’appartement d’un gendarme qui est en congé. Ça fait faire des économies à l’administration.

Servaz opina.

— Par les temps qui courent, il n’y a pas de petites économies, hein ?

— Je crois que je n’ai jamais connu une enquête pareille, dit Ziegler en se levant. D’abord, un cheval mort, puis un pharmacien pendu sous un pont. Et, entre les deux, un seul point commun : l’ADN d’un criminel en série… et, à présent, des adolescents qui se suicident à la chaîne. Ça ressemble à un mauvais rêve. Pas de logique, pas de fil conducteur. Je vais peut-être me réveiller en m’apercevant que tout ça n’a jamais existé.

— Il y aura un réveil, dit Servaz fermement. Mais pas pour nous : pour le ou les coupables. Et dans pas longtemps.

Il sortit et s’éloigna d’un pas vif.

Cette nuit-là, il rêva de son père. Dans son rêve, Servaz était un jeune garçon de dix ans. Tout était drapé dans une chaude et agréable nuit d’été et son père n’était qu’une silhouette, tout comme les deux personnes avec qui il discutait devant la maison. En s’approchant, le jeune Servaz constata qu’il s’agissait de deux hommes très âgés, vêtus de grandes toges blanches. Tous deux étaient barbus. Servaz se glissa entre eux et leva la tête mais les trois hommes ne lui prêtèrent aucune attention. En tendant l’oreille, l’enfant comprit qu’ils parlaient en latin. Une discussion très animée mais bon enfant. À un moment donné, son père rit, puis il redevint sérieux. Une musique montait aussi de la maison — une musique familière que, sur le moment, Servaz fut incapable de reconnaître.

Puis un bruit de moteur s’éleva au loin, sur la route, dans la nuit, et les trois hommes se turent brusquement.

— Ils arrivent, dit finalement l’un des deux vieillards.

Son ton était funèbre et, dans son rêve, Servaz se mit à trembler.

Servaz arriva à la gendarmerie avec dix minutes de retard. Il avait eu besoin d’un grand bol de café noir, de deux cigarettes et d’une douche brûlante pour chasser la fatigue qui menaçait de le terrasser. Et sa gorge le brûlait toujours. Ziegler était déjà là. Elle avait de nouveau revêtu sa combinaison de cuir et de titane qui évoquait une armure moderne, et il se rappela avoir aperçu sa moto devant la gendarmerie. Ils se mirent d’accord pour rendre visite aux parents des suicidés et se répartirent les adresses. Trois pour Servaz, quatre pour Ziegler. Servaz décida de commencer par la première de la liste : Alice Ferrand. L’adresse n’était pas à Saint-Martin mais dans un village voisin. Il s’attendait à rencontrer une famille modeste, des parents âgés et brisés par le chagrin. Quelle ne fut pas sa stupeur de se retrouver face à un homme de haute taille encore dans la force de l’âge, souriant, qui le reçut torse et pieds nus — simplement vêtu d’un pantalon de lin écru retenu par un cordon à la taille !