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— Et vous ne savez pas exactement quand ça a commencé ?

Ferrand hésita. Servaz eut le sentiment bizarre que le père d’Alice avait une idée précise du moment où cela avait commencé mais qu’il répugnait à en parler.

— Plusieurs mois avant son suicide, je dirais. Ma femme a mis ces changements sur le compte de la puberté.

— Et vous ? c’est votre avis : c’étaient des changements naturels ?

Ferrand lui jeta un nouveau regard étrange.

— Non, répondit-il fermement après un moment.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé, d’après vous ?

Le père d’Alice garda le silence si longtemps que Servaz faillit l’attraper par le bras pour le secouer.

— Je ne sais pas, répondit-il sans quitter Servaz des yeux, mais je suis sûr que quelque chose s’est passé. Quelqu’un, dans cette vallée, sait pourquoi nos enfants se sont suicidés.

La réponse, tout comme le ton employé, avait quelque chose d’énigmatique qui mit aussitôt la puce à l’oreille de Servaz. Celui-ci s’apprêtait à lui demander de préciser sa pensée quand son téléphone portable vrombit au fond de sa poche.

— Excusez-moi, dit Servaz en se levant.

C’était Maillard. L’officier de gendarmerie avait une voix tendue.

— On vient de recevoir un appel très bizarre. Un type qui masquait sa voix. Il voulait vous parler. Il a dit que c’était urgent, qu’il avait des informations sur le meurtre de Grimm. Mais il ne voulait parler qu’à vous. Ce n’est pas le premier coup de fil de ce genre qu’on reçoit, bien sûr, mais… je ne sais pas… celui-là avait l’air… sérieux. On aurait dit aussi que ce type avait peur.

Servaz sursauta violemment.

— Peur ? Comment ça « peur » ? Vous en êtes sûr ?

— Oui. J’en mettrais ma main à couper.

— Vous lui avez donné mon numéro ?

— Oui. On n’aurait pas dû ?

— Si, vous avez bien fait. Vous avez le sien ?

— Il s’agit d’un portable. Il a raccroché dès qu’on lui a donné le vôtre. On a essayé de le rappeler, mais on tombe chaque fois sur sa messagerie.

— Vous avez pu l’identifier ?

— Non, pas encore. Il nous faudrait solliciter l’opérateur téléphonique.

— Appelez Confiant et le capitaine Ziegler ! Je n’ai pas le temps de m’en occuper ! Expliquez-leur la situation ; il nous faut l’identité de ce type. Faites-le tout de suite !

— D’accord. Il va sans doute vous rappeler, fit observer le gendarme.

— Cet appel, il y a combien de temps que vous l’avez reçu ?

— Moins de cinq minutes.

— Très bien. Il va sans doute m’appeler dans les minutes qui viennent. En attendant, joignez Confiant. Et Ziegler ! Peut-être que ce type n’aura pas envie de me dire qui il est, peut-être que c’est un appel bidon. Mais il nous faut son identité !

Servaz raccrocha, tendu comme un arc. Qu’est-ce qui se passait ? Qui essayait de le joindre ? Chaperon ? Quelqu’un d’autre ? Quelqu’un qui avait peur…

Quelqu’un qui craignait aussi que les gendarmes de Saint-Martin ne le reconnaissent. Qui masquait sa voix…

— Des ennuis ? dit Ferrand.

— Plutôt des questions, répondit-il, l’air absent. Et peut-être des réponses.

— Vous faites un métier difficile.

Servaz ne put s’empêcher de sourire.

— Vous êtes le premier professeur que j’entends dire ça.

— Je n’ai pas dit un métier honorable.

Servaz fut fouetté par le sous-entendu.

— Pourquoi ne le serait-il pas ?

— Vous êtes au service du pouvoir.

Servaz sentit sa colère revenir.

— Il y a des milliers d’hommes et de femmes qui n’ont que faire du pouvoir, comme vous dites, et qui sacrifient leur vie de famille, leurs week-ends, leur sommeil pour être le dernier rempart, la dernière digue face à…

— La barbarie ? suggéra Ferrand.

— Oui. Vous pouvez les détester, les critiquer ou les mépriser, mais vous ne pouvez pas vous passer d’eux.

— Pas plus qu’on ne peut se passer de ces profs qu’on critique, qu’on déteste ou qu’on méprise, dit Ferrand en souriant. Message reçu.

— Je voudrais visiter sa chambre.

Ferrand déplia son long corps bronzé vêtu de lin clair.

— Suivez-moi.

Servaz remarqua les moutons de poussière dans l’escalier, et la rampe qui n’avait pas été cirée depuis longtemps. Un homme seul. Comme lui. Comme Gabriel Saint-Cyr. Comme Chaperon. Comme Perrault… La chambre d’Alice ne se trouvait pas sur le palier du premier étage mais tout en haut, sous les combles.

— C’est là, dit Ferrand en lui montrant une porte blanche à poignée de cuivre.

— Est-ce que… est-ce que vous avez jeté ses affaires, refait la pièce depuis ?

Cette fois, le sourire de Gaspard Ferrand s’effaça pour faire place à une grimace presque désespérée.

— Nous n’avons touché à rien.

Il lui tourna le dos et redescendit. Servaz resta là un long moment, sur le minuscule palier du deuxième étage. Il entendit des bruits de vaisselle en bas, dans la cuisine. Au-dessus de sa tête, une lucarne éclairait le petit palier. En levant les yeux, Servaz vit qu’une fine pellicule de neige translucide s’était collée à la vitre. Il prit une profonde inspiration. Puis il entra.

La première chose qui le frappa fut le silence.

Sans doute était-il accentué par la chute des flocons à l’extérieur, qui étouffait les bruits. Mais ce silence avait une qualité spéciale. La seconde fut le froid. Le chauffage avait été coupé ici. Malgré lui, cette chambre silencieuse et glaciale comme une tombe le fit frissonner. Car il était évident que quelqu’un avait vécu ici. Une jeune fille bien de son âge…

Des photos sur les murs. Un bureau, des étagères, une penderie. Une commode surmontée d’un grand miroir. Un lit avec deux tables de chevet. Le mobilier semblait avoir été chiné dans des brocantes puis repeint de couleurs vives — où dominaient l’orange et le jaune, contrastant avec le violet des murs et le blanc de la moquette.

Les abat-jour des petites lampes et les tables de chevet étaient orange, le lit et le bureau étaient orange ; la commode et le cadre du miroir jaunes. Sur un des murs, un grand poster d’un chanteur blond avec KURT écrit en grosses lettres. Un foulard, des bottes, des magazines, des livres et des CD jonchaient la moquette blanche. Pendant un long moment, il ne fit rien d’autre que s’imprégner de ce chaos. D’où venait l’impression d’atmosphère raréfiée ? Cela tenait sans doute au fait que tout était demeuré intact, comme suspendu. Tout hormis la poussière. Personne n’avait pris la peine de ranger le moindre objet — comme si ses parents avaient voulu arrêter le temps et faire de cette pièce un musée, un mausolée. Même après toutes ces années, sa chambre donnait l’impression qu’Alice allait surgir d’un moment à l’autre et demander à Servaz ce qu’il faisait là. Combien de fois le père d’Alice était-il entré ici et avait-il éprouvé la même sensation que lui, durant toutes ces années ? Servaz se fit la réflexion qu’il serait sans doute devenu fou à sa place, avec cette chambre demeurée intacte au-dessus de sa tête et la tentation quotidienne de monter les marches et de pousser la porte encore une fois — la dernière… Il s’approcha de la fenêtre et regarda dehors. La rue blanchissait à vue d’œil. Puis il prit une nouvelle inspiration, se retourna et commença sa fouille.

Sur le bureau, en vrac : des livres scolaires, des élastiques pour les cheveux, une paire de ciseaux, plusieurs pots à crayons, des mouchoirs en papier, des paquets de bonbons, un Post-it rose sur lequel Servaz lut le message suivant Biblio, 12 h 30 ; l’encre avait pâli avec le temps. Un mémo/agenda fermé par un élastique, une calculette, une lampe. Il ouvrit l’agenda. Le 25 avril, une semaine avant sa mort, Alice avait écrit : Rendre livre Emma. Le 29, Charlotte. Le 30, trois jours avant de se pendre, Contrôle maths. Une écriture ronde, nette. Sa main ne tremblait pas… Servaz tourna les pages. Le 11 août, la mention Anniversaire Emma. À ce moment-là, Alice était morte depuis plus de trois mois. Une date inscrite longtemps à l’avance… Où était Emma aujourd’hui ? Qu’était-elle devenue ? Il calcula qu’elle devait avoir dans les trente ans. Même après toutes ces années, elle devait repenser de temps à autre à cette terrible année 1993. Tous ces morts… Au-dessus du bureau, punaisés au mur, un emploi du temps de la semaine et un calendrier. Les vacances scolaires étaient soulignées au marqueur jaune. Le regard de Servaz s’arrêta sur la date fatidique : 2 mai. Rien qui la distinguât des autres… Encore au-dessus, une étagère en bois avec des livres, des coupes de judo qui prouvaient qu’elle avait brillé dans cette discipline et un lecteur de cassettes.