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Il se tourna vers les tables de chevet. Dessus, hormis les deux lampes à abat-jour orange, un réveille-matin, encore des mouchoirs, une petite console de jeu Game Boy, une pince à cheveux, du vernis à ongles, un roman en édition de poche avec un marque-page. Il ouvrit les tiroirs. Du papier à lettres fantaisie, un petit coffre rempli de bijoux de pacotille, un paquet de chewing-gums, un flacon de parfum, un stick de déodorant, des piles.

Il tâta le dessous des tiroirs.

Rien.

À l’intérieur du bureau, des classeurs, des cahiers et des livres scolaires, des tonnes de stylos, de feutres et de trombones. Un cahier à spirale plein de croquis dans le tiroir du milieu. Servaz l’ouvrit : il constata qu’Alice avait un vrai talent. Ses dessins au crayon ou au feutre témoignaient d’une main sûre et d’un œil aiguisé — même si la plupart souffraient encore d’un certain académisme. Dans celui du bas, à nouveau des élastiques et une brosse à laquelle étaient restés accrochés quelques cheveux blonds, un coupe-ongles, plusieurs bâtons de rouge à lèvres, mais aussi un tube d’aspirine, des cigarettes mentholées, un briquet en plastique transparent… Il ouvrit les classeurs et les cahiers du premier tiroir : des devoirs, des dissertations, des brouillons… Il les mit de côté et s’approcha de la petite chaîne stéréo posée sur la moquette, dans un coin. Elle faisait office à la fois de lecteur de CD et de radio. Recouverte d’une épaisse couche de poussière, elle aussi. Servaz souffla dessus, soulevant un nuage gris, puis ouvrit les compartiments un par un. Rien. Puis il marcha vers le grand miroir et le mur de photos. Certaines étaient prises de si près que leurs sujets semblaient avoir collé le nez sur l’objectif. D’autres laissaient apparaître des paysages derrière les personnes photographiées : des montagnes, une plage ou même les colonnes du Parthénon. Des filles de l’âge d’Alice, la plupart du temps. Toujours les mêmes visages. Quelquefois, un ou deux garçons se mêlaient au groupe. Mais aucun ne semblait privilégié par le photographe. Des voyages scolaires ? Servaz scruta ces clichés un long moment. Tous avaient jauni et s’étaient racornis avec le temps.

Que cherchait-il au juste ? Soudain, il s’arrêta sur l’une des photos. Une dizaine de jeunes gens, dont Alice, debout près d’un panneau rouillé. Colonie des Isards… Alice faisait partie de ceux qui avaient séjourné à la colonie… Il remarqua aussi que, sur les photos où elle apparaissait, Alice était toujours au centre. La plus jolie, la plus lumineuse : le centre de l’attention.

Le miroir.

Il était fêlé.

Quelqu’un avait lancé un objet dessus, le projectile avait laissé un impact étoilé et une longue fissure en diagonale. Alice ? Ou son père dans un moment de désespoir ?

Des cartes postales coincées entre le cadre et la glace. Jaunies elles aussi. Expédiées de destinations comme l’île de Ré, Venise, la Grèce ou Barcelone. Avec le temps, quelques-unes avaient fini par tomber sur la commode et la moquette. Son attention se porta sur l’une d’elles. Temps pourri, tu me manques. Signé Emma. Un foulard palestinien sur la commode, ainsi que des colifichets, des cotons à démaquiller et une boîte à chaussures bleue. Servaz l’ouvrit. Des lettres… Un petit tremblement le parcourut en pensant aux lettres des suicidés, celles qui se trouvaient dans le carton de Saint-Cyr. Il les examina une par une. Des lettres naïves ou drôles écrites à l’encre mauve ou violette. Toujours les mêmes signatures. Il ne trouva pas la moindre allusion à ce qui allait bientôt se passer. Il faudrait qu’il compare les écritures avec celles du carton, puis il se dit que cela avait déjà dû être fait… Les tiroirs de la commode… Il souleva les piles de T-shirts, de sous-vêtements, de draps et de couvertures. Puis il s’agenouilla sur la moquette et regarda sous le lit. D’énormes moutons de poussière avec lesquels on aurait pu bourrer un édredon et un étui à guitare.

Il le tira à la lumière et l’ouvrit. Des éraflures sur le vernis de l’instrument, la corde si était cassée. Servaz jeta un coup d’œil à l’intérieur de la caisse : rien. Une couette faite de losanges de couleur recouvrait le lit. Il s’attarda sur les CD qui la jonchaient : Guns N’Roses, Nirvana, U2… Rien que des titres anglais. Cette chambre ressemblait à un musée des années 1990. Pas d’Internet, pas d’ordinateur, pas de téléphone portable : Le monde change trop vite désormais pour une seule vie d’homme, se dit-il. Il retourna oreillers, draps et couette, passa une main sous le matelas. Aucun parfum, aucune odeur particulière ne se dégageait du lit — sinon celle de la poussière qui le recouvrait et qui s’éleva jusqu’au plafond.

Un petit fauteuil Voltaire près du lit. Quelqu’un (Alice ?) l’avait repeint en orange, lui aussi. Une vieille veste militaire était jetée sur le dossier. Il tapota le siège et ne réussit qu’à accoucher d’un nouveau nuage de poussière, puis il s’assit et regarda autour de lui, en essayant de laisser ses pensées vagabonder.

Que voyait-il ?

La chambre d’une jeune fille bien de son temps mais aussi en avance sur son âge.

Servaz avait aperçu L’Homme unidimensionnel de Marcuse, Les Démons et Crime et Châtiment parmi les livres. Qui lui avait conseillé ces lectures ? Certainement pas ses petits camarades au visage poupin. Puis il se souvint que son père était prof de lettres. Son regard fit encore une fois le tour de la pièce.

Ce qui domine dans cette pièce, se dit-il, c’est les textes, les mots. Ceux des livres, des cartes postales, des lettres… Tous écrits par d’autres. Où étaient les mots d’Alice ? Se pouvait-il qu’une fille qui dévorait les livres et qui s’exprimait avec une guitare ou par le dessin n’eût jamais éprouvé le besoin de le faire aussi par les mots ? La vie d’Alice s’était arrêtée le 2 mai, les derniers jours de sa vie n’avaient laissé aucune trace nulle part. Impossible, se dit-il. Pas de journal intime, rien : quelque chose ne collait pas. Une fille de cet âge, intelligente et curieuse, avec sans doute un réservoir presque inépuisable de questions existentielles, et surtout désespérée au point de mettre fin à ses jours, qui n’aurait pas tenu le moindre journal ? Pas même jeté quelques états d’âme dans un carnet ou sur des feuilles volantes ? Aujourd’hui, les adolescents avaient des blogs, des messageries, des pages perso sur des réseaux communautaires — mais auparavant seuls le papier et l’encre pouvaient accueillir leurs interrogations, leurs doutes et leurs secrets.