— À condition que les déclarations de M. le juge ne consistent pas à démolir le travail des enquêteurs, dit Servaz.
Le regard de Cathy d’Humières se refroidit de plusieurs degrés.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Le commandant Servaz s’en est pris au Dr Propp et à moi-même en rentrant de l’Institut avant-hier, se défendit Confiant. Il a perdu son sang-froid, il en avait après tout le monde.
La proc se tourna vers Servaz.
— Martin ?
— « Perdre son sang-froid »… l’expression est un peu exagérée, dit Servaz sur le ton du sarcasme. Ce qui est sûr, c’est que M. le juge a prévenu le Dr Xavier de notre visite sans vous en faire part, ni à nous, alors que nous nous étions mis d’accord pour une visite surprise.
— C’est vrai ? demanda d’Humières, glaciale, à Confiant.
Le visage du jeune juge se décomposa.
— Xavier est un ami, je ne pouvais décemment pas débarquer là-bas avec la police sans l’avertir.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas nous avoir prévenus nous aussi ? lui assena d’Humières, dont la voix vibrait de colère.
Confiant baissa la tête d’un air penaud.
— Je ne sais pas… Ça ne m’a pas semblé… important.
— Écoutez ! Nous allons être sous le feu des projecteurs. (Elle montra les journalistes rassemblés derrière le ruban d’un coup de menton furieux.) Je ne veux pas que nous donnions le spectacle de la division. Puisque c’est comme ça, nous parlerons d’une seule voix : la mienne ! J’ose espérer que cette enquête va bientôt aboutir, lança-t-elle en s’éloignant. Et je veux une réunion dans trente minutes pour faire le point !
Le regard que Martial Confiant jeta à Servaz en partant aurait pu être celui d’un taliban contemplant une star du X.
— Eh bien, tu as l’art de te faire des amis, dit Ziegler en les regardant s’éloigner. Tu as dit qu’ils étaient l’un derrière l’autre dans la cabine ?
— Perrault et le tueur ? Oui.
— Par rapport à Perrault, était-il plus grand ou plus petit ?
Servaz réfléchit.
— Plus petit.
— Homme ou femme ?
Servaz médita un instant. Combien de témoins avait-il interrogés au cours de sa carrière ? Il se souvint de leurs difficultés à répondre à ce genre de questions. À présent, c’était son tour. Il réalisa à quel point la mémoire est déloyale.
— Un homme, dit-il après avoir hésité.
— Pourquoi ?
Ziegler avait perçu son hésitation.
— Je ne sais pas… (Il marqua un temps d’arrêt.) À cause de sa façon de se déplacer, de son attitude…
— Est-ce que ça ne serait pas plutôt à cause du fait que tu as du mal à imaginer une femme en train de faire ça ?
Il la considéra avec un léger sourire.
— Peut-être. Pourquoi Perrault a-t-il éprouvé le besoin de monter là-haut ?
— De toute évidence, il fuyait quelqu’un.
— En tout cas, encore une pendaison.
— Mais pas de doigt coupé, cette fois.
— Peut-être tout simplement parce qu’il n’a pas eu le temps.
— Un chanteur blond avec une barbe et des grands yeux fiévreux qui se prénomme Kurt en 1993, ça te dit quelque chose ?
— Kurt Cobain, répondit Ziegler sans hésiter. C’était dans la chambre d’un des jeunes ?
— Dans celle d’Alice.
— Officiellement, Kurt Cobain s’est suicidé, dit la gendarme en boitant jusqu’à la voiture de Servaz.
— Quand ? demanda celui-ci en s’arrêtant net.
— En 1994, je crois. Il s’est tiré une balle.
— Tu crois ou tu en es sûre ?
— J’en suis sûre. Pour la date, en tout cas. Pour le reste, j’étais fan à l’époque — et des rumeurs de meurtre ont couru.
— 1994… Dans ce cas, il ne s’agit pas de mimétisme, conclut-il en se remettant en marche. Tu as vu un docteur ?
— Plus tard.
Son téléphone sonna au moment où il allait mettre le contact.
— Servaz.
— C’est Vincent. Qu’est-ce que tu fous avec ton téléphone ? J’ai essayé de te joindre toute la matinée !
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il sans répondre.
— La chevalière on a trouvé ce qui est gravé dessus.
— Et ?
— Deux lettres : un C et un S.
— « CS » ?
— Oui.
— Et ça veut dire quoi, d’après toi ?
— Aucune idée.
Servaz réfléchit un instant. Puis il pensa à autre chose.
— Tu n’as pas oublié le service que je t’ai demandé ? dit-il.
— Quel service ?
— Au sujet de Margot…
— Ah zut, merde, crotte. Si, j’avais oublié.
— Et on en est où avec le SDF ?
— Ah oui, on a le résultat des empreintes : les trois gosses ont laissé les leurs. Mais ça ne change pas grand-chose : d’après Samira, le juge croit à la théorie de la noyade.
Le regard de Servaz s’assombrit.
— Il doit subir des pressions. L’autopsie tranchera. Le père de Clément a des appuis, on dirait.
— Pas les autres, en tout cas : le juge veut réinterroger le plus âgé, le fils du chômeur. Il pense que c’est lui l’instigateur.
— Ben voyons. Et Lombard, tu as trouvé quelque chose ?
— Je cherche.
Une grande pièce sans fenêtre. Divisée en plusieurs allées par de hautes étagères métalliques couvertes de dossiers poussiéreux et éclairée par des néons. Près de l’entrée, deux bureaux, l’un avec un ordinateur qui avait au moins cinq ans d’âge, l’autre supportant un antique lecteur de microfiches — une lourde et encombrante machine. Des boîtes de microfiches étaient aussi rangées sur les étagères.
Toute la mémoire de l’Institut Wargnier.
Diane avait demandé si tous les dossiers étaient aujourd’hui informatisés et c’est tout juste si l’employé ne lui avait pas ri au nez.
Elle savait que ceux des occupants de l’unité A l’étaient. Mais elle avait depuis la veille huit autres patients sur lesquels Xavier avait décidé de la laisser « se faire les dents ». Visiblement, ils n’étaient pas assez importants pour que quelqu’un ait pris la peine d’entrer dans le système informatique les données contenues dans leurs dossiers. Elle s’avança dans l’une des allées et commença par examiner les reliures. En tentant de comprendre quel système présidait au rangement. De par son expérience, elle savait que la méthodologie choisie n’était pas toujours évidente. Certains archivistes, bibliothécaires et autres concepteurs d’applications informatiques avaient parfois l’esprit tortueux.
Mais elle se réjouit de constater que l’employé avait eu l’esprit suffisamment logique pour tout classer par ordre alphabétique. Elle attrapa les classeurs correspondants et revint s’installer à la petite table de consultation. En s’asseyant dans la grande salle silencieuse, loin du tumulte de certaines parties de l’Institut, elle repensa soudain à ce qui s’était passé la nuit dernière dans les sous-sols et un grand froid l’envahit. Depuis qu’elle s’était réveillée, elle ne cessait de revoir les couloirs sinistres, de se remémorer l’odeur de cave et l’humidité glaciale et de revivre le moment où elle s’était retrouvée plongée dans le noir.