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Le premier adjoint à la mairie de Saint-Martin leur adressa un regard où l’inquiétude perçait comme un clou dans une chaussure. Assis dans son bureau du premier étage, il était livide et il tripotait nerveusement son stylo.

— Il est injoignable depuis hier matin, déclara-t-il d’emblée. Nous sommes très préoccupés. Surtout après ce qui s’est passé.

Ziegler acquiesça d’un signe de tête.

— Et vous n’avez pas une idée de l’endroit où il pourrait se trouver ?

L’édile avait l’air aux abois.

— Pas la moindre.

— Quelqu’un chez qui il aurait pu se rendre ?

— Sa sœur à Bordeaux. Je l’ai appelée. Elle n’a pas de nouvelles. Son ex-femme non plus…

Le regard de l’adjoint passait de l’un à l’autre, à la fois indécis et effrayé, comme s’il était le prochain sur la liste. Ziegler lui tendit une carte de visite.

— Si vous avez la moindre information, appelez tout de suite. Même si ça ne vous semble pas important.

Seize minutes plus tard, ils se garaient devant l’usine d’embouteillage que Servaz avait déjà visitée deux jours plus tôt, celle dont Roland Chaperon était à la fois le patron et le propriétaire. Un bâtiment bas et moderne entouré de hauts grillages surmontés de spirales de fil de fer barbelé. Sur le parking, des camions attendaient leurs chargements de bouteilles. À l’intérieur régnait un vacarme infernal. Comme la dernière fois, Servaz aperçut une chaîne automatique où les bouteilles étaient rincées dans un tourbillon d’eau pure avant d’être dirigées vers les robinets qui les remplissaient, puis vers les automates qui les bouchaient et les étiquetaient sans la moindre intervention humaine. Les ouvriers ne faisaient que contrôler chaque opération. Ils escaladèrent l’escalier métallique qui menait à la cage vitrée insonorisée de la direction. Le même gros homme hirsute et mal rasé qui avait reçu Servaz la dernière fois les regarda entrer avec méfiance, en décortiquant des pistaches.

— Il se passe quelque chose, dit-il en crachant une coque dans la corbeille. Roland n’est pas venu à l’usine, ni hier ni aujourd’hui. Ce n’est pas son genre de s’absenter sans prévenir. Avec tout ce qui s’est passé, je ne comprends pas qu’il n’y ait pas plus de barrages sur les routes. Vous attendez quoi ? Moi, si j’étais flic ou gendarme…

Ziegler avait pincé le nez à cause de l’odeur de transpiration qui flottait dans la cage vitrée. Elle observa les grandes auréoles sombres qui maculaient la chemise bleue de l’homme au niveau des aisselles.

— Mais vous ne l’êtes pas, répliqua-t-elle d’un ton cinglant. À part ça, vous n’avez pas une idée de l’endroit où il pourrait se trouver ?

Le gros homme la fusilla du regard. Servaz ne put s’empêcher de sourire. Ils étaient un certain nombre comme lui par ici à penser que les gens de la ville étaient incapables d’agir de manière sensée.

— Non. Roland n’était pas du genre à s’étaler sur sa vie privée. Il y a quelques mois, on a appris son divorce du jour au lendemain. Il ne nous avait jamais parlé des difficultés que rencontrait son couple.

— « Les difficultés que rencontrait son couple », répéta Ziegler d’un ton ouvertement sarcastique. Comme c’est bien dit.

— On file chez lui, dit Servaz en remontant dans la voiture. S’il n’y est pas, il faudra fouiller la maison de fond en comble. Appelle Confiant et demande une commission rogatoire.

Ziegler décrocha le téléphone de voiture et composa un numéro.

— Ça ne répond pas.

Servaz quitta un instant la route des yeux. Des nuages gonflés de pluie ou de neige voguaient dans le ciel sombre comme des présages funestes — et le jour déclinait.

— Tant pis. On n’a plus le temps. On s’en passera.

Espérandieu écoutait les Gutter Twins chanter The Stations lorsque Margot Servaz émergea du lycée. Assis dans l’ombre de la voiture banalisée, il parcourut des yeux la foule des adolescents qui se répandait à la sortie de l’établissement. Il ne lui fallut pas dix secondes pour la repérer. En plus d’un blouson de cuir et d’un short rayé, la fille de Martin arborait ce jour-là des extensions capillaires violettes dans ses cheveux noirs, des leggings en résille sur ses longues jambes et d’énormes guêtres en fourrure autour des chevilles qui donnaient l’impression qu’elle se rendait au lycée en après-skis. Elle était aussi aisément repérable qu’un indigène coupeur de têtes dans un dîner en ville. Espérandieu pensa à Samira. Il vérifia la présence de son appareil photo numérique sur le siège passager et lança l’application « dictaphone » sur son iPhone, qui diffusait en boucle l’album Saturnalia.

« 17 heures. Sortie du lycée. Parle avec ses camarades de classe. »

À dix mètres de là, Margot riait et bavardait. Puis elle tira de son blouson une blague à tabac. Pas bon ça, pensa Espérandieu. Elle entreprit de se rouler une cigarette en écoutant les propos de ses voisines. Tu fais ça avec dextérité, constata-t-il. Apparemment, tu as l’habitude. Tout à coup, il se fit l’effet d’un putain de voyeur reluquant des minettes à la sortie de l’école. Merde, Martin, tu fais chier ! Vingt secondes plus tard, un scooter se garait devant le petit groupe.

Espérandieu fut immédiatement en alerte.

Il vit le pilote ôter son casque et parler directement à la fille de son patron. Celle-ci jeta sa cigarette sur le trottoir et l’écrasa sous son talon. Puis elle enfourcha le tansad du scooter.

Tiens, tiens… « Part en scooter avec individu dix-sept/dix-huit ans. Cheveux noirs. Pas du lycée. »

Espérandieu hésitait à prendre une photo. Trop près. Il risquait de se faire repérer. Vu d’ici, le garçon avait une belle petite gueule et des cheveux dressés en l’air avec du gel extra-fort. Il remit son casque et en tendit un deuxième à Margot. Était-ce lui le petit salaud qui la frappait et lui brisait le cœur ? Le scooter démarra. Espérandieu déboîta pour se lancer à sa poursuite. Le garçon conduisait vite — et dangereusement. Il slalomait entre les voitures, faisait décrire à sa bécane des zigzags intempestifs tout en tournant la tête et en gueulant pour se faire entendre de sa passagère. Un jour ou l’autre, la réalité va se rappeler méchamment à toi, amigo…

À deux reprises, Espérandieu crut l’avoir perdu, mais il le rattrapa un peu plus loin. Il se refusait à utiliser le gyrophare ; d’abord pour ne pas se faire repérer, ensuite parce que cette mission n’avait absolument rien d’officiel et qu’il ne se considérait pas comme en service.

Finalement, le scooter s’immobilisa devant une villa entourée par un jardin et une haute haie touffue. Espérandieu reconnut tout de suite l’adresse : il était déjà venu ici en compagnie de Servaz. C’était là qu’habitaient Alexandra, l’ex-femme de Martin, et son connard de pilote de ligne.

Et, par conséquent, Margot.

Laquelle descendit du scooter et retira son casque. Les deux jeunes gens discutèrent calmement pendant un moment, elle debout sur le bord du trottoir, lui assis sur sa bécane, et Espérandieu se dit qu’il allait finir par se faire repérer : il était garé dans la rue déserte à moins de cinq mètres des adolescents. Heureusement pour lui, ils étaient bien trop absorbés par leur conversation. Espérandieu constata que tout se passait dans le calme. Pas de cris, pas de menaces. Au contraire, des éclats de rire et des hochements de tête complices. Et si Martin s’était planté ? Peut-être que le métier de flic l’avait rendu parano, après tout. Puis la fille de Martin se pencha et embrassa son pilote sur les deux joues. Celui-ci fit pétarader son engin avec un entrain qui donna envie à Espérandieu de descendre le verbaliser, puis il disparut.