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Et merde ! Pas le bon ! Vincent songea qu’il venait de perdre une heure de son temps. Il lança contre son patron une imprécation silencieuse, fit demi-tour et repartit par où il était venu.

Servaz regardait la façade éteinte entre les arbres. Blanche, imposante, toute en hauteur, avec des balcons de bois ouvragé et des volets façon chalet à tous les étages. Un toit pentu terminé par une pointe et un fronton de bois triangulaire sous l’avant-toit. Typique de l’architecture montagnarde. Enfouie tout en haut du jardin en pente, à l’ombre de grands arbres, dans ce quartier résidentiel, elle ne recevait pas la lumière de la rue. Il y avait en elle quelque chose de subtilement menaçant. Ou bien était-ce son imagination ? Il se souvint d’un passage de La Chute de la maison Usher : « Je ne sais comment ça se fait, mais au premier coup d’œil que je jetai sur le bâtiment, un sentiment d’insupportable tristesse pénétra mon âme. »

Il se tourna vers Ziegler.

— Confiant ne répond toujours pas ?

Ziegler remit son cellulaire dans sa poche et fit signe que non. Servaz poussa le portail rouillé, qui grinça sur ses gonds. Ils remontèrent l’allée. Des traces de pas dans la neige, personne n’avait pris la peine de la balayer. Servaz grimpa les marches du perron. Sous la marquise de verre, il tourna la poignée. Verrouillée. Pas la moindre lumière à l’intérieur. Il se retourna : la ville, en bas, s’étalait ; les décorations de Noël palpitaient comme le cœur vivant de la vallée. Une lointaine rumeur de voitures et de klaxons, mais ici, tout était très silencieux. Dans ce vieux quartier résidentiel perché sur les hauteurs régnaient l’insondable tristesse et le calme écrasant des existences bourgeoises claquemurées. Ziegler le rejoignit en haut du perron.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

Servaz regarda autour de lui. De chaque côté du perron, la maison reposait sur un soubassement en pierre meulière percé de deux soupiraux. Impossible d’entrer par là : chaque soupirail était protégé par des barreaux de fer. Mais les volets des deux grandes fenêtres du rez-de-chaussée étaient ouverts. Il avisa un petit abri de jardin en forme de chalet dans un coin, derrière un buisson. Redescendit du perron et marcha jusqu’à lui. Pas de cadenas. Il ouvrit la porte de l’abri. Un parfum de terre remuée. Dans l’ombre, des râteaux, des pelles, des bacs à fleurs, un arrosoir, une brouette, une échelle… Servaz revint vers la maison, l’échelle d’aluminium sous le bras. Il la posa contre la façade et grimpa à hauteur de fenêtre.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Sans répondre, il tira sur sa manche et donna un coup de poing dans l’un des carreaux. Il dut s’y reprendre à deux fois.

Puis, le poing toujours enfoui dans sa manche, il écarta les morceaux de verre, tourna la poignée de la crémone et poussa la fenêtre. Il s’attendait à entendre le hurlement strident d’un système d’alarme, mais rien ne vint.

— Tu sais qu’un avocat pourrait annuler toute la procédure à cause de ce que tu viens de faire ? lança Ziegler en bas de l’échelle.

— Pour l’instant, l’urgence c’est de trouver Chaperon vivant. Pas de le faire condamner. Disons qu’on a trouvé cette fenêtre comme ça et qu’on en a profité…

— NE BOUGEZ PAS !

Ils se retournèrent comme un seul homme. Plus bas dans l’allée, entre les deux sapins, une ombre braquait un fusil sur eux.

— Levez les mains ! Pas un geste !

Au lieu d’obtempérer, Servaz plongea la sienne dans sa veste et brandit sa carte avant de redescendre de l’échelle.

— Te fatigue pas, mon vieux : police.

— Depuis quand la police entre par effraction chez les gens ? demanda l’homme en abaissant son fusil.

— Depuis qu’on est pressés, dit Servaz.

— Vous cherchez Chaperon ? Il n’est pas là. On l’a pas vu depuis deux jours.

Servaz avait reconnu le personnage : le « concierge autoproclamé » cher au juge Saint-Cyr. Il y en avait un comme ça dans chaque rue ou presque. Le type qui se mêlait de la vie des autres du seul fait qu’ils étaient venus s’installer à côté de chez lui. À cause de ça, il s’estimait en droit de les surveiller, de les espionner par-dessus sa haie, surtout s’ils présentaient un profil suspect. Étaient considérés comme suspects aux yeux du concierge autoproclamé les couples homosexuels, les mères célibataires, les vieux garçons timides et renfermés et, plus généralement, tous ceux qui le regardaient de travers et qui ne partageaient pas ses idées fixes. Très utile dans les enquêtes de voisinage. Même si Servaz n’éprouvait pour cette sorte d’individu que le plus profond mépris.

— Tu ne sais pas où il est parti ?

— Non.

— Quel genre de type c’est ?

— Chaperon ? Un bon maire. Et un type réglo. Poli, souriant, toujours un mot aimable. Toujours prêt à s’arrêter pour discuter. Carré dans sa tête. Pas comme l’autre coco, là-bas.

Il désignait l’une des maisons, un peu plus bas dans la rue. Servaz devina que « l’autre coco là-bas » était devenu la cible préférée du concierge autoproclamé. L’un n’allait pas sans l’autre. Il eut presque envie de dire que « l’autre coco là-bas » n’avait sûrement jamais fait l’objet d’une plainte pour chantage sexuel. C’était le problème avec les concierges autoproclamés : c’était à la tête du client, ils se trompaient souvent de cible. Et ils allaient généralement par deux : mari et femme — un duo redoutable.

— Qu’est-ce qui se passe ? dit l’homme sans cacher sa curiosité. Après ce qui est arrivé, tout le monde se barricade. Sauf moi. Qu’il y vienne ce cinglé, je l’attends de pied ferme.

— Merci, dit Servaz. Rentre chez toi.

L’homme grommela quelque chose et fit demi-tour.

— Si vous avez besoin d’autres renseignements, j’habite au numéro 5 ! lança-t-il par-dessus son épaule. Lançonneur, c’est mon nom !

— Je n’aimerais pas l’avoir comme voisin, dit Ziegler en le regardant s’éloigner.

— Tu devrais t’intéresser un peu plus à tes voisins, répliqua-t-il. Il y en a sûrement un comme ça. Des types comme lui, il y en a partout. Allons-y.

Il remonta sur l’échelle et pénétra dans la maison.

Le verre cassé craqua sous ses semelles. Un canapé en cuir, des tapis sur le parquet, des murs lambrissés, un bureau, le tout plongé dans la pénombre. Servaz trouva le commutateur et alluma le lustre du plafond. Ziegler apparut en haut de l’échelle, devant la fenêtre qu’elle enjamba. Derrière elle, les lumières de la vallée étaient visibles entre les arbres. Elle regarda autour d’elle. Selon toute évidence, ils se trouvaient dans le bureau de Chaperon ou de son ex-épouse. Des étagères, des livres, des photos anciennes sur les murs. Elles représentaient des paysages de montagne, des bourgades pyrénéennes au début du siècle précédent, des rues où passaient des hommes coiffés de chapeaux et des fiacres. Servaz se souvint qu’il fut un temps où les stations thermales des Pyrénées attiraient la fine fleur des curistes parisiens, où elles étaient parmi les plus élégantes villégiatures de montagne, au même titre que Chamonix, Saint-Moritz ou Davos.

— D’abord, essayer de trouver Chaperon, dit-il. En espérant qu’il ne soit pas pendu quelque part. Ensuite, on fouille tout.