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— Et on cherche quoi ?

— On le saura quand on l’aura trouvé.

Il sortit du bureau.

Un couloir.

Un escalier dans le fond.

Il ouvrit les portes, une par une. Salon. Cuisine. Toilettes. Salle à manger.

Un vieux tapis maintenu par des tringles étouffa ses pas dans l’escalier. Comme le bureau, la cage d’escalier était lambrissée de bois blond. Il y avait, sur les murs, d’anciens piolets, des crampons à pointes de métal pour la glace, des souliers en cuir, des skis rudimentaires du vieux matériel d’alpinisme et de montagne, datant de l’époque des pionniers. Servaz s’arrêta pour observer un cliché : un alpiniste debout au sommet d’un éperon rocheux, vertical et étroit comme une colonne de stylite. Il sentit aussitôt son ventre se nouer. Comment faisait cet homme pour n’éprouver aucun vertige ? Il était là, debout au bord du vide, et il souriait vers le photographe qui se tenait sur une autre hauteur, comme si de rien n’était. Puis il s’aperçut que l’alpiniste défiant les cimes n’était autre que Chaperon lui-même. Sur un autre cliché, il était suspendu sous un surplomb, assis tranquillement dans un baudrier, tel un oiseau sur une branche, au-dessus de centaines de mètres de vide. Retenu d’une chute fatale par un filin dérisoire. On devinait une vallée avec une rivière et des villages en dessous.

Servaz aurait aimé demander au maire ce que cela faisait de se retrouver dans cette situation. Et, accessoirement, ce que cela faisait d’être la cible d’un tueur. Était-ce le même genre de vertige ? Tout l’intérieur de la maison était un temple dédié à la montagne et au dépassement de soi. Le maire n’était visiblement pas de la même trempe que le pharmacien. Il était taillé dans un tout autre bois. Cette image confirmait la première impression que Servaz avait eue à la centrale : un homme de petite taille mais solide comme un roc, amateur de nature et d’activité physique, avec sa crinière blanche et léonine et son teint perpétuellement mordoré.

Puis il revit Chaperon sur le pont et dans la voiture : un type mort de trouille, aux abois. Entre les deux images : le meurtre du pharmacien. Servaz réfléchit. La mort du cheval, malgré son caractère atroce, ne l’avait pas mis dans le même état. Pourquoi ? Parce qu’il s’agissait d’un cheval ? Ou bien parce qu’il ne se sentait pas visé à ce moment-là ? Il reprit son exploration, tenaillé par le sentiment d’urgence qui l’habitait depuis l’épisode des télécabines. À l’étage, une salle de bains, un WC, deux chambres. L’une d’elles était la chambre principale. Il en fit le tour et fut aussitôt assailli par une sensation bizarre. Servaz parcourut la pièce du regard en fronçant les sourcils. Une idée le préoccupait.

Une armoire. Une commode. Un lit à deux places. Mais, à en croire la forme prise par le matelas, une seule personne dormait dedans depuis longtemps. Et aussi une seule chaise, une seule table de nuit.

La chambre d’un homme divorcé, vivant seul. Il ouvrit l’armoire…

Des robes, des chemisiers, des jupes, des pulls et des manteaux de femme. Et, en dessous, des paires de chaussures à talons

Puis il passa un doigt sur la table de nuit : une épaisse couche de poussière — comme dans la chambre d’Alice…

Chaperon ne dormait pas dans cette chambre.

C’était celle qu’avait occupée l’ex-Mme Chaperon avant son divorce.

Comme les Grimm, les Chaperon avaient fait chambre à part

Il se sentit perturbé par cette idée. D’instinct, il sentit qu’il tenait quelque chose. La tension était de nouveau là. Elle ne le quittait pas. Toujours cette impression de danger. De catastrophe à venir. Il revit Perrault hurlant comme un damné dans la télécabine et la tête lui tourna. Il dut s’agripper à l’angle du lit. Soudain, un cri :

— MARTIN !

Il se précipita sur le palier. La voix de Ziegler. Elle venait d’en bas. Il descendit l’escalier presque en courant. La porte de la cave sous l’escalier, elle était ouverte. Servaz s’y engouffra. Il déboucha sur un vaste sous-sol aux murs de parpaings bruts. Une pièce qui servait de chaufferie et de buanderie. Plongée dans le noir. Il y avait de la lumière plus loin… Il se dirigea vers elle. Une grande pièce éclairée par une ampoule nue. Son halo vaporeux laissait les recoins dans l’ombre. Un établi, du matériel d’escalade accroché à de grands panneaux de liège. Ziegler se tenait devant une armoire métallique ouverte. Un cadenas pendait sur la porte.

— Qu’est-ce que… ?

Il s’interrompit. S’avança. À l’intérieur de l’armoire : une cape noire imperméable avec une capuche et des bottes.

— Et ce n’est pas tout, dit Ziegler.

Elle lui tendit un carton à chaussures. Servaz l’ouvrit, le tint sous la clarté faiblarde de l’ampoule. Il la reconnut aussitôt : la bague. Marquée « C S ». Et un seul cliché racorni et jauni. Une photo ancienne. Dessus, on voyait quatre hommes debout côte à côte et revêtus de la même cape qui se trouvait pendue à un cintre dans l’armoire métallique, la même cape noire à capuche trouvée sur le cadavre de Grimm, la même cape qui était suspendue dans la cabane au bord de la rivière… Les quatre hommes avaient tous une partie du visage dissimulée dans l’ombre des capuches, mais Servaz crut néanmoins reconnaître le menton flasque de Grimm et la mâchoire carrée de Chaperon. Le soleil brillait sur les quatre formes noires, ce qui rendait les capes encore plus sinistres et déplacées. On distinguait un paysage estival, une vision bucolique tout autour — on pouvait presque entendre les oiseaux chanter. Mais le mal était là, songea Servaz. Presque palpable : dans ce paysage boisé inondé de soleil, sa présence matérialisée dans ces quatre silhouettes était encore plus évidente. Le mal existe, songea-t-il, et ces quatre hommes en étaient l’une des innombrables incarnations.

Il commençait à entrevoir un schéma, une structure possible.

Selon lui, ces hommes avaient une passion commune : la montagne, la nature, les randonnées et les bivouacs. Mais aussi une autre, plus secrète et plus sinistre. Isolés au fond de ces vallées, bénéficiant d’une impunité totale, exaltés par les sommets grandioses qu’ils tutoyaient, ils avaient fini par se croire intouchables. Il comprit qu’il s’approchait de la source — celle d’où tout le reste découlait. Au fil des ans, ils étaient devenus une sorte de minisecte, vivant en vase clos dans ce coin des Pyrénées où le bruit du monde n’arrivait qu’à travers la télé et les journaux, isolés non seulement géographiquement mais psychologiquement du reste de la population, et même de leurs conjoints — d’où ces divorces et ces haines recuites.

Jusqu’à ce que la réalité les rattrape.

Jusqu’au premier sang.

Là, la bande s’était égaillée, apeurée, comme un vol d’étourneaux. Et elle était apparue pour ce qu’elle était : de pauvres types terrifiés, des lâches, des minables. Brutalement chus de leur piédestal.

Désormais, les montagnes n’étaient plus les témoins grandioses de leurs crimes impunis, mais le théâtre de leur châtiment. Qui était le justicier ? De quoi avait-il l’air ? Où se cachait-il ?

Gilles Grimm.

Serge Perrault.

Gilbert Mourrenx — et Roland Chaperon.

Le « club » de Saint-Martin.

Une question le tourmentait. Quelle était la nature exacte de leurs crimes ? Car, pour Servaz, il ne faisait plus de doute que Ziegler avait raison : le chantage exercé sur cette fille ne représentait que la partie émergée d’un iceberg dont il redoutait à présent de découvrir toute la sinistre nature. En même temps, il sentait quelque part un obstacle, un détail qui n’entrait pas dans le schéma. Trop simple, trop évident, se dit-il. Il y avait un écran qu’ils ne voyaient pas — derrière se cachait la vérité.