« Les autorités ordonnèrent aussitôt l’évacuation de la ville voisine, des centaines de policiers prirent position autour du site et il fut demandé au groupe Lombard d’entamer immédiatement des négociations avec l’aide des syndicats. L’affaire dura cinq jours. Comme les discussions n’avançaient pas, le 17 juillet les ouvriers déversèrent 5 000 litres d’acide sulfurique symboliquement colorés en rouge dans un ruisseau se jetant dans la Meuse. Ils menacèrent de recommencer toutes les deux heures.
« Politiciens, syndicalistes et dirigeants dénoncèrent alors un “écoterrorisme indéfendable”. Un grand journal du soir titra même, sans rire : “L’avènement du social-terrorisme” et parla de “talibans suicidaires”. D’autant plus ironique que, pendant des décennies, Polytex avait été un des plus gros pollueurs de la Meuse et de sa région. Finalement, l’usine fut reprise par le GIGN et les CRS trois jours plus tard. Les ouvriers rentrèrent chez eux la queue basse, sans avoir rien obtenu. Il est probable qu’un certain nombre d’entre eux n’aient toujours pas digéré l’épisode.
« C’est tout ce que j’ai pour le moment. Je continue à chercher. Bonne nuit, Vince. »
Espérandieu fronça les sourcils. Dans ce cas, pourquoi maintenant ? Huit ans après ? Certains de ces ouvriers s’étaient-ils retrouvés en prison ? Ou avaient-ils mis fin à leurs jours après plusieurs années de chômage et laissé derrière eux des familles remplies de haine ? Il nota qu’il faudrait répondre à ces questions dans son bloc sténo.
Espérandieu regarda l’heure dans le coin de son écran : 19 h 03. Il éteignit l’appareil et s’étira sur sa chaise. Il se leva et sortit une bouteille de lait du frigo. La maison était silencieuse. Mégan jouait dans sa chambre, Charlène ne rentrerait pas avant plusieurs heures, la baby-sitter était partie. S’appuyant contre l’évier, il avala un anxiolytique, qu’il fit passer en buvant à même le goulot de la bouteille. Mû par un réflexe soudain, il chercha le nom du laboratoire sur la boîte. Il constata qu’il venait d’avaler une drogue fabriquée par le groupe Lombard pour apaiser les angoisses que venaient de lui causer les agissements de ce même groupe !
Puis il réfléchit à la façon d’obtenir d’autres infos sur Lombard et il pensa soudain à une personne à Paris — une jeune femme brillante, qu’il avait connue à l’école de police, et qui sans nul doute était la mieux placée pour obtenir des révélations croustillantes.
— Martin, viens voir.
Ils étaient retournés fouiller les étages. Servaz s’était attaqué à une petite chambre qui, à en croire la couche de poussière, n’avait pas servi depuis des siècles — ouvrant armoire et tiroirs, soulevant les oreillers et le matelas, essayant même de démonter la plaque de métal qui obstruait le foyer de la cheminée, lorsque la voix d’Irène lui parvint à nouveau par la porte ouverte.
Il ressortit sur le palier du dernier étage. En face de lui, de l’autre côté du couloir, une échelle inclinée avec une rampe, comme dans un navire. Et une trappe ouverte au-dessus. Une bande lumineuse tombait du trou béant et perçait l’obscurité du palier.
Servaz grimpa les degrés. Passa la tête dans l’ouverture.
Debout au milieu de la pièce, Ziegler lui faisait signe de la rejoindre.
Les combles étaient formés d’une seule vaste pièce. Une belle pièce sous charpente — qui servait à la fois de chambre et de bureau. Il émergea du trou et prit pied sur le plancher. L’ameublement et le décor évoquaient un chalet de haute montagne : du bois brut, une armoire, un lit avec des tiroirs sous une fenêtre, une table en guise de bureau. Sur l’un des murs, une immense carte des Pyrénées — avec vallées, villages, routes et sommets… Depuis le début, Servaz se demandait où Chaperon dormait, aucune des chambres ne semblant actuellement occupée. Il avait la réponse devant les yeux.
Le regard de Ziegler balaya l’espace, Servaz l’imita… L’armoire était ouverte…
Des cintres vides pendaient à l’intérieur, un tas de vêtements gisait sur le plancher.
Sur le bureau, des papiers en vrac et, sous la couchette, un tiroir béant laissant voir des sous-vêtements d’homme en désordre.
— C’était comme ça, murmura Ziegler. Que se passe-t-il ici ?
Servaz remarqua un détail qui lui avait d’abord échappé : sur le bureau, parmi les papiers, une boite de balles, ouverte… Dans sa précipitation, Chaperon en avait laissé tomber une sur le plancher.
Ils se regardèrent…
Le maire avait fui comme s’il avait le diable à ses trousses.
Et il craignait pour sa vie…
21
19 heures. Diane eut tout à coup très faim et elle fila vers la petite cantine où, le soir, était assuré un menu unique pour la poignée de membres du personnel qui ne rentraient pas chez eux. Elle salua en passant deux gardes qui dînaient à une table près de l’entrée et elle prit un plateau.
Elle grimaça en jetant un coup d’œil à travers les vitres du comptoir des plats chauds « Poulet/Frites ». Elle allait devoir s’organiser si elle voulait manger équilibré et ne pas se retrouver avec dix kilos de plus à la fin de son séjour. Comme dessert, elle choisit une salade de fruits. Elle mangea près de la vitre en contemplant le paysage nocturne. De petites lampes disposées autour du bâtiment éclairaient la neige au ras du sol, sous les sapins. L’effet était féerique.
Les deux gardes partis, elle se retrouva seule dans la salle silencieuse et déserte — même l’employée derrière les comptoirs avait disparu — et une vague de tristesse et de doute s’abattit sur elle. Elle avait pourtant été plus d’une fois seule dans sa chambre d’étudiante, à réviser et à travailler pendant que les autres désertaient l’université pour se répandre dans les pubs et les dancings de Genève. Mais jamais elle ne s’était sentie aussi loin de chez elle. Aussi isolée. Aussi perdue. C’était pareil tous les soirs, ici, lorsque la nuit tombait.
Elle se secoua, en colère contre elle-même. Où étaient passées sa lucidité, ses connaissances humaines, psychologiques, physiologiques ? Est-ce qu’elle ne pouvait pas pousser l’auto-observation un peu plus loin au lieu de se laisser aller à ses émotions ? Était-elle tout simplement inadaptée ici ? Elle connaissait l’équation de base : inadaptation = tiraillement = angoisse. Elle balaya cet argument d’un revers de manche. Elle n’ignorait pas l’origine de son malaise. Cela n’avait rien à voir avec elle. C’était dû à ce qui se passait ici. Elle n’aurait pas l’esprit en paix tant qu’elle n’en saurait pas davantage. Elle se leva et déposa son plateau sur le petit tapis roulant. Les couloirs étaient tout aussi déserts que la cantine elle-même.