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— Asseyez-vous, dit-il.

Servaz se laissa tomber dans le fauteuil de cuir noir. Vilmer paraissait mécontent. Il joignit les doigts sous son menton et le regarda un moment sans rien dire, d’un air qui se voulait à la fois profond et réprobateur. Il n’aurait pas décroché le moindre oscar à Hollywood et Servaz lui rendit son regard avec un petit sourire. Ce qui eut le don d’exaspérer le divisionnaire.

— Vous trouvez que la situation prête à rire ?

Comme tout le monde au SRPJ, Servaz savait que Vilmer avait fait toute sa carrière planqué derrière un bureau. Il ne connaissait rien au terrain, à part un bref passage aux mœurs à ses débuts. Il se murmurait qu’il était alors la risée et la tête de Turc de ses collègues.

— Non, monsieur.

— Trois meurtres en huit jours !

— Deux, rectifia Servaz. Deux et un cheval.

— Où en est l’enquête ?

— Huit jours d’investigation. Et nous avons failli coincer le tueur ce matin, mais il a réussi à s’échapper.

— Vous l’avez laissé s’échapper, précisa le directeur. Le juge Confiant s’est plaint de vous, ajouta-t-il aussitôt.

Servaz tressaillit.

— Comment ça ?

— Il s’est plaint à moi et à la chancellerie. Laquelle a aussitôt transmis au directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur. Lequel m’a appelé moi.

Il marqua une brève pause.

— Vous me mettez dans une situation très embarrassante, commandant.

Servaz était abasourdi. Confiant était passé par-dessus la tête de d’Humières ! Le petit juge n’avait pas perdu de temps !

— Vous me dessaisissez ?

— Bien sûr que non, répondit Vilmer comme si l’idée ne l’avait même pas effleuré. Et puis, Catherine d’Humières a pris votre défense avec une certaine éloquence, je dois dire. Elle estime que le capitaine Ziegler et vous faites du bon travail.

Vilmer renifla, comme s’il lui en coûtait de répéter de telles inepties.

— Mais je vous mets en garde : cette affaire est suivie par des gens haut placés. Nous sommes dans l’œil du cyclone. Pour l’instant, tout est calme. Mais si vous échouez, attendez-vous à des retombées.

Servaz ne put s’empêcher de sourire. L’air de rien, dans son petit costume chic, Vilmer faisait dans son froc. Car il savait pertinemment que les « retombées » n’affecteraient pas que les enquêteurs.

— C’est un dossier sensible, ne l’oubliez pas.

À cause d’un cheval, pensa Servaz. C’est le cheval qui les intéresse. Il refoula sa colère.

— C’est tout ? demanda-t-il.

— Non. Ce type, la victime, Perrault, il vous a appelé au secours ?

— Oui.

— Pourquoi vous ?

— Je ne sais pas.

— Vous n’avez pas essaye de le dissuader de monter là-haut ?

— Je n’en ai pas eu le temps.

— Et qu’est-ce que c’est que cette histoire de suicidés ? Qu’est-ce que ça vient faire là-dedans ?

— Pour l’instant, nous n’en savons rien. Mais Hirtmann y a fait allusion quand nous avons été le voir.

— Comment ça ?

— Eh bien, il m’a… conseillé de m’intéresser aux suicidés.

Le directeur le considéra avec un ahurissement non feint, cette fois.

— Vous voulez dire que c’est ce Hirtmann qui vous dit comment mener votre enquête ?

Le front de Servaz se plissa.

— C’est une façon de voir les choses un peu… réductrice.

— Réductrice ? (Vilmer avait élevé le ton.) J’ai l’impression que cette enquête part dans tous les sens, commandant ! Vous avez l’ADN d’Hirtmann, non ? Que vous faut-il de plus ? Puisqu’il n’a pas pu quitter l’Institut, c’est qu’il a un complice à l’intérieur. Trouvez-le !

Merveilleux comme les choses ont l’air simples quand on les regarde de loin, quand on omet les détails et quand on n’y connaît rien, se dit Servaz. Mais, sur le fond, Vilmer avait raison.

— Qu’est-ce que vous avez comme piste ?

— Il y a quelques années une plainte a été déposée contre Grimm et Perrault pour un chantage… un chantage sexuel.

— Et alors ?

— Ils n’en étaient sûrement pas à leur coup d’essai. Il se peut même qu’ils aient été plus loin que ça avec d’autres femmes. Ou avec des adolescents… Ça pourrait être le mobile que nous cherchons.

Servaz était conscient qu’il avançait sur un terrain mouvant, pour lequel ils disposaient de fort peu d’éléments, mais il était un peu tard pour faire machine arrière.

— Une vengeance ?

— Quelque chose comme ça.

Son attention fut attirée par une affiche derrière Vilmer. Un urinoir. Servaz le reconnut : Marcel Duchamp. L’expo dada du Centre Georges-Pompidou en 2006. Bien en évidence. Comme pour démontrer aux visiteurs que celui qui travaillait ici était un homme à la fois cultivé, passionné d’art et plein d’humour.

Le directeur réfléchit une seconde.

— Quel rapport avec le cheval de Lombard ?

Servaz hésita.

— Eh bien, si nous partons de l’hypothèse d’une vengeance, il faut croire que ces gens — les victimes — ont fait quelque chose de très moche, dit-il, répétant presque mot pour mot les paroles d’Alexandra. Et surtout qu’ils l’ont fait ensemble. Dans le cas de Lombard, ne pouvant l’atteindre directement, le ou les assassins s’en seraient pris à son cheval.

Vilmer avait pâli d’un coup.

— Ne me dites pas… Ne me dites pas… que vous soupçonnez Éric Lombard de s’être livré lui aussi à des… à des…

— À des abus sexuels, l’aida Servaz, tout en ayant conscience qu’il poussait l’enquête et le bouchon un peu loin, mais la peur qu’il lut pendant un instant dans les yeux de son patron lui fit l’effet d’un aphrodisiaque. Non, pour le moment rien de tel. Mais il y a forcément un lien entre lui et les autres, un lien qui l’a rangé parmi les victimes.

Il avait au moins réussi une chose : il avait cloué le bec à Vilmer.

En sortant du SRPJ, Servaz prit la direction du cœur ancien de la ville. Il n’avait pas envie de rentrer chez lui. Pas tout de suite. Il avait besoin d’évacuer la tension et la rage que les types comme Vilmer faisaient naître en lui. Il tombait une pluie fine et il n’avait pas de parapluie, mais il accueillit cette pluie comme une bénédiction. Il lui sembla qu’elle le lavait de l’ordure dans laquelle il baignait depuis plusieurs jours.

Sans qu’il s’en rende compte, ses pas le portèrent vers la rue du Taur et il se retrouva devant l’entrée vitrée et brillamment éclairée de Charlène’s, la galerie d’art que dirigeait l’épouse de son adjoint. La galerie, étroite et toute en profondeur, se déployait sur deux niveaux, dont les intérieurs modernes et blancs étaient visibles à travers les baies vitrées et contrastaient avec les vieilles façades de brique rose voisines. Il y avait beaucoup de monde à l’intérieur. Un vernissage. Il allait s’éclipser lorsqu’en levant la tête il vit Charlène Espérandieu qui lui faisait signe depuis le premier étage. À contrecœur, il entra dans la longue salle — vêtements et cheveux ruisselants, chaussures trempées couinant et laissant des traces humides sur le plancher de bois clair, attirant cependant moins les regards qu’il ne l’aurait cru. Tous ces visages cultivaient l’excentricité, la modernité et l’ouverture d’esprit, du moins le croyaient-ils. En surface, ils étaient ouverts et modernes mais qu’en était-il en profondeur ? Un conformisme chasse l’autre, songea-t-il. Il se dirigea vers l’escalier d’acier en colimaçon, dans le fond, les yeux blessés par la lumière trop vive des rails de spots et par la blancheur des lieux. Il allait mettre le pied sur la première marche lorsqu’il fut frappé par un immense tableau contre le mur du fond.