En vérité, il ne s’agissait pas véritablement d’un tableau mais d’une photographie de quatre mètres de haut.
Une immense crucifixion dans des tons bleuâtres maladifs. Derrière la croix, on devinait un ciel d’orage où bouillonnaient des nuages cisaillés par des éclairs livides. Sur la croix, une femme enceinte avait remplacé le Christ. La tête inclinée sur le côté, elle pleurait des larmes de sang. Des gouttes d’un sang très rouge coulaient également de la couronne d’épines sur son front bleuté. Non seulement elle était crucifiée mais on lui avait arraché les seins, remplacés par deux plaies sanguinolentes du même rouge vif, et ses iris étaient d’un blanc translucide et laiteux comme si un voile de cataracte les recouvrait.
Servaz eut un mouvement de recul. Cette image était d’un réalisme et d’une violence insoutenables. Quel cinglé avait eu l’idée de cette représentation ?
D’où venait cette fascination pour la violence ? se demanda-t-il. Cette avalanche d’images choquantes à la télé, au cinéma, dans les livres. Était-ce une façon de conjurer la peur ? Pour la plupart, tous ces artistes ne connaissaient la violence qu’indirectement, de manière abstraite. Autrement dit, ils ne la connaissaient pas. Si des flics confrontés à d’insoutenables scènes de crime, des pompiers désincarcérant chaque semaine des accidentés de la route, des magistrats ayant connaissance jour après jour de faits divers atroces s’étaient mis à peindre, à sculpter ou à écrire, qui sait ce qu’ils auraient représenté, ce qui en serait sorti ? La même chose ou quelque chose de radicalement différent ?
Les degrés d’acier vibrèrent sous ses pas quand il grimpa à l’étage. Charlène bavardait avec un homme élégant, vêtu d’un costume très coûteux, le cheveu blanc et soyeux. Elle s’interrompit pour lui faire signe d’approcher, puis elle fit les présentations. Servaz crut comprendre que l’homme, un banquier, était un des meilleurs clients de la galerie.
— Bien, je vais redescendre admirer cette très belle exposition, dit-il. Encore bravo pour votre goût si sûr, ma chère. Je ne sais comment vous faites pour dénicher chaque fois des artistes aussi talentueux.
L’homme s’éloigna. Servaz se demanda s’il l’avait regardé une seule fois, il ne semblait même pas avoir remarqué son état. Pour ce genre d’homme, Servaz n’existait pas. Charlène embrassa Servaz sur la joue et il sentit le parfum de framboise et de vodka dans son haleine. Elle resplendissait dans sa robe de grossesse rouge sous une courte veste de vinyle blanc et ses yeux comme son collier brillaient d’un éclat un peu trop vif.
— Il pleut, on dirait, dit-elle en le regardant et en souriant tendrement. (Elle montra la galerie.) C’est rare que tu viennes ici. Ça me fait très plaisir que tu sois là, Martin. Tu aimes ?
— C’est un peu… déstabilisant, répondit-il.
Elle rit.
— L’artiste se fait appeler Mentopagus. Le thème de l’expo, c’est : Cruauté.
— Dans ce cas, c’est très réussi, plaisanta-t-il.
— Tu as une sale tête, Martin.
— Désolé, je n’aurais pas du entrer dans cet état.
Elle balaya ses excuses d’un geste.
— Le meilleur moyen de ne pas se faire remarquer ici c’est d’avoir un troisième œil au milieu du front. Tous ces gens pensent qu’ils sont à la pointe de l’avant-garde, de la modernité, de l’anticonformisme — qu’ils sont beaux intérieurement — et qu’ils sont meilleurs que les autres…
Il fut surpris par l’amertume qui perçait dans sa voix et il considéra son verre plein de glaçons. Peut-être était-ce l’alcool.
— Le cliché de l’artiste égocentrique, dit-il.
— Si les clichés deviennent des clichés, c’est justement parce qu’ils contiennent plus de vérité, rétorqua-t-elle. En réalité, je crois que je ne connais que deux personnes ayant une véritable beauté intérieure, poursuivit-elle comme si elle se parlait à elle-même. Vincent et toi. Deux flics… Et pourtant, en ce qui te concerne, elle est bien cachée…
Il fut surpris par cet aveu. Il ne s’y attendait pas du tout.
— Je hais les artistes, lâcha-t-elle soudain avec un tremblement dans la voix.
Le geste suivant le surprit encore plus. Elle se pencha et déposa un nouveau baiser sur sa joue, mais au coin de sa bouche, cette fois. Puis elle effleura furtivement les lèvres de Servaz du bout des doigts — un double geste d’une surprenante retenue et d’une stupéfiante intimité —, avant de s’éloigner. Il entendit ses talons résonner sur les degrés de métal tandis qu’elle redescendait.
Le cœur de Servaz battait au même rythme. La tête lui tournait. Une partie du plancher était recouverte d’un tas de gravats, de plâtre et de pavés, et il se demanda s’il s’agissait d’une œuvre d’art ou d’un chantier en cours. Face à lui, sur le mur blanc, un tableau carré sur lequel grouillait une multitude de petits personnages composant une foule compacte et colorée. Il y en avait des centaines — peut-être des milliers. Apparemment, l’expo Cruauté avait épargné le premier étage.
— Magistral, n’est-ce pas ? dit une femme à côté de lui. Ce côté pop art, bande dessinée. On dirait du Lichtenstein miniaturisé !
Il faillit sursauter. Absorbé dans ses pensées, il ne l’avait pas entendue approcher. Elle parlait comme si elle faisait des vocalises, sa voix montant et descendant.
— Quos vult perdere Jupiter prius dementat, dit-il.
La femme le regarda sans comprendre.
— C’est du latin : « Ceux que Jupiter veut perdre, il les rend d’abord fous. »
Il fila en direction de l’escalier.
En rentrant chez lui, il mit Le Chant de la terre dans la version moderne d’Eiji Oué avec Michelle De Young et Jon Villars sur sa chaîne stéréo et passa directement au bouleversant Adieu. Il n’avait pas sommeil et il choisit un livre dans sa bibliothèque. Les Éthiopiques d’Héliodore.
« L’enfant est ici avec moi. C’est ma fille ; elle porte mon nom ; toute ma vie repose sur elle. Accomplie en tous points, elle me donne satisfaction au-delà de ce que je pouvais souhaiter. Comme elle a eu vite fait d’atteindre un plein épanouissement, semblable à un vigoureux rejeton d’une belle venue ! Elle surpasse en beauté toutes les autres, à ce point que nul, grec ou étranger, ne peut se retenir de la regarder. »
Assis dans son fauteuil devant la bibliothèque, il s’arrêta de lire et pensa à Gaspard Ferrand, père brisé. Ses pensées tournèrent ensuite autour des suicidés et d’Alice comme un vol de corbeaux autour d’un champ. Comme la jeune Chariclée d’Héliodore, Alice attirait à elle tous les regards. Il avait relu les témoignages des voisins : Alice Ferrand était une enfant idéale, belle, précoce, d’excellents résultats scolaires — y compris en sport — et toujours prête à rendre service. Mais elle avait changé les derniers temps, à en croire son père. Que lui était-il arrivé ? Puis il pensa au quatuor Grimm-Perrault-Chaperon-Mourrenx. Alice et les autres suicidés avaient-ils croisé le chemin du quatuor ? À quelle occasion ? À la colonie ? Mais deux des sept suicidés n’y avaient jamais séjourné.