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J’ouvris la porte et découvris le spectacle le plus terrifiant depuis que je ne sais trop quel héros avait dû faire face à Méduse et aux deux autres Gorgones. Les trois monstres auxquels j’étais confronté étaient les Trois Sœurs Veuves noires, Tamiko, Devi et Sélima. Toutes les trois avaient leurs seins grotesques enserrés sous un pull noir et fin ; elles portaient des jupes collantes en cuir noir et des talons aiguilles : leur tenue de travail. Mon esprit engourdi se demanda pourquoi elles étaient habillées pour le turbin si tôt déjà. L’aube. D’ordinaire, je ne la vois jamais, sauf quand je l’aborde par l’autre bout, quand je me pieute après que le soleil s’est levé. Je supposai que les sœurs n’avaient pas dû…

Devi, la réfugiée de Calcutta, me repoussa sans douceur dans la chambre. Les deux autres suivirent, claquant la porte derrière elles. Sélima – « paix », en arabe – se retourna, leva le bras droit et, avec un rictus, m’enfonça la pointe du coude dans l’estomac, juste sous le sternum. J’en eus les poumons vidés et m’effondrai à genoux, le souffle coupé. Un pied vint me frapper vicieusement la mâchoire et je basculai en arrière. Puis l’une des trois me releva tandis que les deux autres me travaillaient au corps, vicieusement et soigneusement, sans omettre un seul endroit sensible et exposé. Elles avaient commencé par m’estourbir ; après quelques bons coups bien assénés, j’avais perdu toute trace des événements. Soutenu comme une chiffe molle par quelqu’un, j’étais presque reconnaissant que tout cela ne m’arrivât pas réellement, que tout cela ne fût que quelque terrible cauchemar dont je me souvenais simplement, bien à l’abri dans l’avenir.

J’ignore combien de temps elles me tabassèrent de la sorte. Quand je repris mes esprits, il était onze heures. J’étais allongé par terre et je respirais ; je devais avoir plusieurs côtes cassées car chaque inspiration était une agonie. J’essayai de mettre de l’ordre dans mes pensées – au moins, la gueule de bois consécutive aux drogues avait quelque peu diminué. Ma boîte à pilules. Fallait que je retrouve ma boîte à pilules. Bordel, pourquoi je ne la retrouve jamais, cette satanée putain de boîte à pilules ? Je rampai très lentement jusqu’au lit. Les Sœurs Veuves noires avaient travaillé de manière complète et efficace ; chaque geste me l’apprenait à mes dépens. J’étais salement contusionné à peu près sur tout le corps mais elles n’avaient pas versé une goutte de sang. Je m’avisai que si elles avaient voulu me tuer, un petit coup de dent aurait suffi. Tout cela était censé signifier quelque chose. Il faudrait que je leur demande, la prochaine fois que je les verrais.

Je me hissai jusque sur le lit et traversai le matelas pour atteindre mes vêtements. Ma boîte à pilules était dans mon jean, à sa place habituelle. Je l’ouvris, sachant qu’elle contenait quelques analgésiques hyper-rapides. Je vis que ma réserve entière de beautés – les butaqualides HC1 – avait disparu. Elles étaient bigrement illégales et pas moins efficaces pour autant. Il aurait dû m’en rester au moins huit. Je devais en avoir pris une poignée pour m’endormir malgré les triamphés ; et Nikki devait avoir embarqué le reste. Peu m’importait à présent. Ce qu’il me fallait c’était des opiacés, n’importe lesquels, et vite. J’avais sept comprimés de soléine. Quand je les aurais avalés, ce serait comme une percée de soleil à travers des nuages lugubres. Je me prélasserais dans un répit tiède et bourdonnant, une illusion de bien-être qui envahirait chaque partie de mon corps amoché, blessé. L’idée de ramper jusqu’à la salle de bains pour prendre un verre d’eau était trop ridicule pour être envisagée. Mobilisant salive et courage, j’avalai les soleils crayeux, un par un. Il leur faudrait une vingtaine de minutes pour faire effet, mais l’anticipation suffisait à calmer quelque peu la douleur pulsante.

Avant que les soleils se soient enflammés, on frappa à ma porte. Je poussai involontairement un petit cri inquiet. Je ne bougeai pas. Les coups, polis mais fermes, reprirent. « Yaa shaâb », lança une voix. C’était Hassan. Je fermai les yeux en souhaitant croire suffisamment à quelque chose pour le prier.

« Une minute », répondis-je. J’étais incapable de crier. « Que je m’habille. » Hassan avait employé une formule plus ou moins amicale mais ça ne signifiait strictement rien. Je gagnai la porte aussi vite que je le pus, vêtu seulement de mon jean. Je l’ouvris et vis qu’Abdoulaye accompagnait Hassan. Mauvais signe. Je les invitai à entrer. « Bismillah », dis-je, les conviant à entrer au nom de Dieu. C’était une simple formule de politesse et Hassan l’ignora.

« Abdoulaye Abou-Saïd attend ses trois mille kiams », dit-il simplement, en ouvrant les mains.

« C’est Nikki qui les a. Allez l’embêter, elle. Je ne suis pas d’humeur pour vos marchandages crapoteux. »

Ce n’était sans doute pas ce qu’il fallait dire. Le visage d’Hassan s’obscurcit comme le ciel du couchant sous le simoun. « Celle qui est gardée a pris la fuite, dit-il sèchement. Tu es son mandant. Tu es responsable de sa dette. »

Nikki ? Je ne pouvais pas croire que Nikki m’ait fait ce coup-là. « Il n’est pas encore midi. » C’était une manœuvre boiteuse mais c’est la seule qui me vint alors à l’esprit.

Hassan acquiesça. « Nous allons donc nous mettre à l’aise. » Ils s’installèrent sur mon matelas et me fixèrent d’un œil farouche avec une expression vorace qui ne me plaisait pas du tout.

Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir faire ? J’envisageai d’appeler Nikki mais c’eût été inutile ; Hassan et Abdoulaye avaient certainement déjà visité l’immeuble de la Treizième Rue. Puis je compris que la disparition de Nikki et le tabassage en règle que m’avaient infligé les Sœurs étaient sans aucun doute reliés de quelque manière. Nikki était leur chouchou. Tout ça devait se tenir, mais pas pour moi, pas encore du moins. Bon d’accord, j’étais apparemment bien parti pour régler sa somme à Abdoulaye, quitte à l’extorquer à Nikki quand je lui aurais remis la main dessus. « Écoute, Hassan », commençai-je, en humectant mes lèvres tuméfiées. « Je peux déjà te donner peut-être deux mille cinq cents. C’est tout ce que j’ai sur mon compte pour l’instant. Je te réglerai le solde demain. C’est le mieux que je puisse faire. »

Hassan et Abdoulaye échangèrent un regard. « Tu me paieras les deux mille cinq cents aujourd’hui, dit Abdoulaye, et encore mille demain. » Nouvel échange de coups d’œil. « Je rectifie : encore quinze cents demain. » J’avais saisi. Cinq cents pour rembourser Abdoulaye, cinq cents de gratte pour lui, et cinq cents de gratte pour Hassan.

Je hochai la tête, résigné. Je n’avais pas le choix. Soudain, toute ma douleur et ma colère se polarisèrent sur Nikki. Je n’avais qu’une hâte : lui voler dans les plumes. Tant pis si c’était devant la mosquée de Shimaâl, j’allais lui faire payer le dernier fîq de cuivre qu’elle m’avait coûté, après la séance avec les Sœurs Veuves noires et ces deux gros salauds.