« Tu me sembles quelque peu mal à l’aise, observa plaisamment Hassan. Nous allons t’accompagner jusqu’à ton distributeur bancaire. Nous prendrons ma voiture. »
Je le fixai un long moment, en souhaitant qu’il existât un moyen de lui exciser du visage ce sourire condescendant. Finalement, je me contentai de répondre : « Je suis tout bonnement incapable d’exprimer mes remerciements. »
Hassan me gratifia de son mouvement de main négligent. « Les remerciements sont inutiles quand on accomplit un devoir. Allah est Grand.
— Loué soit Allah, dit Abdoulaye.
— Ouais, t’as raison », dis-je. Nous quittâmes mon appartement, Hassan pressé contre mon épaule gauche, Abdoulaye contre la droite.
Abdoulaye s’assit devant, à côté du chauffeur d’Hassan. Je m’assis à l’arrière, avec Hassan, les yeux clos, la tête appuyée contre la sellerie de cuir véritable. Jamais de ma vie je n’étais monté dans une telle voiture, et à cet instant précis c’était le cadet de mes soucis. La douleur montait, grinçante. Je sentais des gouttelettes de sueur me dégouliner lentement du front. Je devais avoir gémi. « Quand nous aurons conclu notre transaction, murmura Hassan, il nous faudra veiller à ta santé. »
J’effectuai le reste du trajet jusqu’à la banque sans un mot, sans une pensée. À mi-parcours, les soleils entrèrent en jeu et, soudain, je me retrouvai capable de respirer à l’aise et de changer légèrement de position. La bouffée se poursuivit jusqu’au moment où je me crus près de défaillir puis je me retrouvai installé dans un merveilleux halo douillet et prometteur. C’est à peine si j’entendis Hassan quand nous arrivâmes devant le guichet automatique. Je sortis ma carte bancaire, vérifiai ma position, et retirai deux mille cinq cent cinquante kiams. Cela me laissait avec un solde de six kiams sur mon compte. Je tendis à Abdoulaye les vingt-cinq billets.
« Quinze cents de plus demain, me dit-il.
— Inchallah », raillai-je.
Abdoulaye leva la main pour me frapper mais Hassan la bloqua et le retint. Il lui marmonna quelques mots mais je ne pus les distinguer. Je fourrai les cinquante restants dans ma poche et pris alors conscience que je n’avais pas d’autre argent sur moi. Il aurait dû m’en rester un peu – la monnaie de la veille plus les cent de Nikki, moins ce que j’avais pu dépenser dans la soirée. Peut-être que Nikki avait mis la main dessus, elle ou l’une des Sœurs Veuves noires. Ça ne faisait aucune différence. Hassan et Abdoulaye étaient en train de se consulter en murmurant. Finalement, Abdoulaye se toucha le front, les lèvres, la poitrine et s’éloigna. Hassan me prit par le coude pour me reconduire dans sa luxueuse automobile laquée noire. Je voulus parler ; ça me prit un moment. « Où ? » demandai-je. Ma voix me parut étrange, rauque, comme si je ne l’avais pas utilisée depuis des mois.
« Je vais te conduire à l’hôpital, dit Hassan. Si tu veux bien me pardonner, je t’y abandonnerai. J’ai de pressantes obligations. Les affaires sont les affaires.
— L’action est l’action. »
Hassan sourit. Je ne crois pas qu’il nourrissait à mon égard une quelconque animosité. « Salâamtak. » Il me souhaitait la paix.
« Allah yisallimak », répondis-je. Je descendis devant l’hôpital public et me dirigeai vers les urgences. Je dus présenter mes papiers et attendre qu’on ait sorti mon dossier du fichier de leur ordinateur. Je m’assis sur une chaise pliante grise en acier, la copie imprimée de mon dossier sur les genoux, et attendis qu’on appelle mon nom. J’attendis onze heures ; les soleils s’éteignirent au bout de quatre-vingt-dix minutes. Le reste fut un enfer délirant. J’étais assis dans une salle immense remplie de malades et de blessés, tous pauvres, tous souffrants. Les gémissements de douleur et les piaillements des bébés ne s’arrêtaient jamais. L’air empestait la fumée de tabac, la puanteur des corps, du sang, du vomi et de l’urine. Un toubib harassé me vit enfin, marmonna tout en m’examinant, ne me posa pas une seule question, me tapota les côtes, rédigea une ordonnance et me flanqua dehors.
Il était trop tard pour faire exécuter l’ordonnance à la pharmacie mais je savais que je pourrais toujours dénicher quelques produits coûteux, une fois dans la Rue. Il n’était maintenant pas loin de deux heures du matin ; il y aurait de l’activité. Encore allait-il falloir que je me traîne jusqu’au Boudayin mais ma rage envers Nikki me donnait de l’énergie. Et j’avais également un compte à régler avec Tami et ses copines.
Quand j’arrivai à la boîte de Chiriga, elle était à moitié vide et étrangement calme. Les filles et les débs étaient assises, mal à l’aise ; les clients avaient le nez dans leur chope de bière. La musique était aussi tonitruante que d’habitude, évidemment, et la voix de Chiri tranchait dans tout ce bruit avec son accent swahili perçant. Mais ça manquait de rires, du frémissement des conversations à double sens. Il ne se passait rien. Le bar sentait la sueur rance, la bière renversée, le whisky et le hasch.
« Marîd », dit Chiri en me voyant. Elle avait l’air fatigué. À l’évidence, la nuit avait été lente et longue, sans beaucoup d’argent pour personne.
« Laisse-moi t’offrir un pot, lui dis-je, tu m’as l’air d’en avoir bien besoin. »
Elle réussit à me présenter un sourire las. « Ai-je jamais refusé une proposition pareille ?
— Pas à ma souvenance.
— Et ça ne sera pas de sitôt, non plus. » Elle se retourna pour se verser à boire d’une bouteille spéciale qu’elle se gardait sous le comptoir.
« C’est quoi ?
— Du tendé. Une spécialité d’Afrique orientale. »
J’hésitai « Tu vas me faire goûter. »
Son expression devint faussement sérieuse : « Tendé pas bon pour bwana blanc. Tape bwana blanc sur son mgongo.
— J’ai eu une putain de rude journée, moi aussi, Chiri. » Je lui tendis un billet de dix kiams.
Elle prit un air compatissant. Elle me versa un peu de tendé et leva son verre pour trinquer. « Kwa siha yako », dit-elle en swahili.
Je levai mon verre à mon tour. « Sahataÿn », répondis-je en arabe. Je goûtai le tendé. Haussai les sourcils. C’était fort et désagréable ; pourtant, je savais qu’en y mettant du mien, je pourrais bien y prendre goût. Je le bus cul-sec.
Chiri hocha la tête. « Moi négresse y’en a peur pour bwana blanc. Y’en a attendre que bwana blanc vomisse tout sur son beau bar tout propre.
— Remets-moi ça, Chiri. Change pas de main.
— La journée a été si rude ? Viens, chou, fais-toi donc voir à la lumière. »
Je contournai le bar pour qu’elle puisse m’examiner à loisir. Je devais avoir une tête de déterré. Elle leva la main pour effleurer doucement les ecchymoses à mon front, autour de mes yeux, mes lèvres et mes narines pourpres et gonflées. « J’ai simplement envie de me cuiter vite fait, Chiri. Et je suis à sec, en plus.
— Tu m’avais pas dit que t’avais extorqué trois mille à ce Russe ? Ou c’est quelqu’un d’autre qui m’a raconté ça ? Yasmin, peut-être. Après qu’il a avalé cette bastos, tu sais, mes deux nouvelles se sont barrées, idem pour Djamila. » Elle me versa un autre tendé.
« Djamila, ce n’est pas une grosse perte. » C’était un déb, un transsexuel pré-op qui n’avait jamais eu l’intention de se faire opérer. J’entamai mon second verre. Apparemment, c’était la tournée de la maison.
« Facile à dire. Je voudrais t’y voir à attiger les touristes, sans nénés en train de t’agiter sur la scène… Bon, tu veux me raconter ce qui t’es arrivé ? »
J’agitai doucement le verre de liqueur. « Une autre fois.