Je considérai le visage las et rubicond d’Okking et devinai qu’au beau milieu de la nuit ça devait passer pour de l’humour noir chez les flics. Je ne sais pas d’où il est originaire – de telle ou telle contrée européenne en déroute, je suppose, ou bien de l’une des fédérations nord-américaines – mais il avait un don authentique pour se débrouiller avec les innombrables clans qui se bouffaient le nez sous sa juridiction. Il parlait le pire arabe que j’aie jamais entendu – en général, nos échanges acerbes se faisaient en français – et malgré tout il parvenait à s’occuper de plusieurs sectes musulmanes, des plus dévotement religieux comme des non-pratiquants, des Arabes et des non-Arabes, des riches et des pauvres, des honnêtes gens et des petits truands, le tout avec la même élégante touche d’humanité et d’impartialité. Croyez-moi, je hais les flics. Un tas de gens dans le Boudayin en ont peur, s’en méfient ou ne les aiment pas, tout bonnement. Moi, je les hais. Ma mère avait été forcée à se prostituer lorsque j’étais tout petit, pour pouvoir nous fournir le vivre et le couvert. Je me rappelle avec une douloureuse netteté les jeux que les flics avaient alors joués avec elle. Ça se passait en Algérie, il y a longtemps, mais pour moi les flics restent toujours des flics. Hormis le lieutenant Okking.
D’habitude stoïque, le médecin légiste trahit un léger dégoût lorsqu’il vit Tamiko. La mort remontait à quatre heures environ, nous annonça-t-il. Les empreintes sur le cou ainsi que d’autres indices pouvaient lui fournir une description générale de l’assassin : le meurtrier avait des doigts courts et boudinés tandis que les miens sont longs et fins. J’avais en outre un alibi : le reçu de l’hôpital avec le timbre de l’heure de ma consultation, ainsi que l’ordonnance. « D’accord l’ami », me dit Okking, toujours jovial à sa manière aigre, « je suppose qu’on peut vous laisser sans problème retourner dans les rues.
— Qu’est-ce que vous en pensez ? » lui demandai-je en indiquant le corps de Tami.
Okking haussa les épaules. « On dirait qu’on a affaire à une espèce de cinglé. Vous savez, ce genre de pute finit comme ça de temps en temps. Ça entre dans leurs frais généraux, comme le maquillage et la tétracycline. Leurs collègues tirent un trait dessus et tâchent de ne pas y penser. Elles auraient pourtant intérêt, parce que celui qui a fait ça a toutes les chances de recommencer ; croyez-en mon expérience. On pourrait bien se retrouver avec deux, trois, cinq, dix cadavres sur les bras avant d’avoir pu mettre la main sur lui. Allez raconter à vos amis ce que vous avez vu. Racontez-leur, pour qu’ils écoutent. Faites passer. Répandez parmi les six ou huit sexes qu’on a entre ces murs l’avertissement de ne pas accepter de propositions d’hommes d’environ un mètre soixante-cinq, trapus, aux doigts courts et boudinés, avec une tendance au sadisme extrême quand on les baise. » Ah ouais, au fait, le médecin légiste avait découvert que l’assassin s’était payé le grand tour tandis qu’il tabassait Tami, brûlait sa peau nue et l’étranglait : on avait retrouvé des traces de sperme dans les trois orifices.
Je fis de mon mieux pour répandre le bruit. Tout le monde partageait mon opinion secrète : quel qu’il soit, celui qui avait tué Tami avait tout intérêt à numéroter ses abattis. Quiconque s’avisait de faire des crasses aux Sœurs Veuves noires en prenait généralement pour son grade et recevait la raclée. Devi et Sélima se paieraient tous les mecs qui cadraient avec ce signalement, rien que dans l’espoir que le bon soit dans le tas. J’avais également l’impression qu’elles ne lui serviraient pas leur toxine dès le début. J’avais appris à mes dépens le plaisir extrême qu’elles prenaient à ce qu’elles considéraient comme des hors-d’œuvre…
Le lendemain était jour de relâche pour Yasmin et, sur le coup de deux heures de l’après-midi, je décidai de lui passer un coup de fil. Elle n’était pas rentrée chez elle de la nuit ; où elle avait pu aller, ce n’était pas mes oignons. Mais j’étais amusé et surpris de découvrir que je n’en étais pas moins un poil jaloux. Nous convînmes de nous retrouver à cinq heures, à notre café préféré, pour aller dîner ensemble. Installé à une table à la terrasse, on peut y contempler le trafic dans la Rue. À deux pâtés de maisons seulement de la porte, la Rue n’est pas aussi tapageuse. Le restaurant était un bon coin pour se détendre. Au téléphone, je n’avais pas parlé à Yasmin des ennuis de la veille. Elle m’aurait tenu la jambe tout l’après-midi et il lui fallait bien ces trois heures de recul pour être à l’heure à mon rendez-vous.
Le fait est que j’eus le temps de boire deux verres en l’attendant. Elle arriva vers les six heures moins le quart. Trois quarts d’heure de retard, c’est dans la moyenne pour Yasmin ; en fait, je ne l’avais pas vraiment escomptée avant six heures du soir. J’avais envie d’avoir deux verres d’avance. Je n’avais eu que quatre heures de sommeil durant lesquelles je m’étais débattu avec d’horribles cauchemars. J’avais envie d’absorber un minimum d’alcool, de me taper un bon repas et d’avoir Yasmin pour me tenir la main pendant que je lui racontais mes épreuves.
« Marhaba ! » lança-t-elle gaiement tout en se frayant un passage entre les tables de fer et les chaises.
Je fis signe à Ahmed, notre garçon, et il prit sa commande d’apéritif et nous laissa des menus. Je contemplai Yasmin tandis qu’elle étudiait la carte. Elle portait une robe d’été à l’européenne, en coton léger, jaune, imprimée de papillons blancs. Elle avait brossé en arrière son épaisse toison de longs cheveux bruns. Autour de son cou bronzé, elle portait un croissant d’argent au bout d’une chaîne du même métal. Elle était adorable ; ça m’embêtait de la tracasser avec mes nouvelles. Je décidai de retarder l’échéance le plus possible.
« Eh bien, dit-elle en me souriant, comment s’est passée la journée ?
— Tamiko est morte. » Je me sentais comme un idiot. Il devait bien y avoir moyen d’entamer mon histoire autrement que par ce choc affreux.
Elle me regarda, les yeux ronds. Elle murmura une phrase en arabe destinée à chasser le mauvais œil.
Je respirai un bon coup puis crachai le morceau. Je commençai mon résumé dès la veille aux aurores, avec mon enthousiasmante entrevue matinale avec les Sœurs. Puis je lui décrivis toute ma journée, pour conclure avec mon renvoi par Okking et mon triste et solitaire tour à la maison.
Je vis une larme rouler lentement sur ses joues délicatement poudrées. Pendant plusieurs secondes, elle resta incapable de parler. Je ne savais pas qu’elle serait contrariée à ce point ; je me reprochai ma maladresse.
« J’aurais voulu être avec toi la nuit dernière », dit-elle enfin. Elle ne se rendait pas compte de la force avec laquelle elle m’étreignait la main. « J’avais un rendez-vous, Marîd, un client de la boîte. Ça fait des semaines qu’il vient pour me voir et finalement, hier soir, il m’a offert deux cents kiams pour que je sorte avec lui. C’est un type sympa, je suppose, mais…»
Je levai la main. Je n’avais pas envie d’entendre ça. Peu m’importait comment elle s’arrangeait pour payer son loyer. J’aurais bien aimé, moi aussi, l’avoir auprès de moi, la nuit dernière. J’aurais bien aimé qu’elle me tienne dans ses bras entre deux cauchemars. « Enfin, tout est réglé, je suppose, maintenant, lui dis-je. Laisse-moi claquer le restant de ces cinquante kiams avec ce dîner, et ensuite on se paie la tournée des grands ducs.