— Tu penses vraiment que tout est réglé ? »
Je me mâchonnai la lèvre. « Hormis pour Nikki. J’aimerais bien savoir ce que signifiait ce coup de téléphone. Je n’arrive tout bonnement pas à piger ce qui lui a pris de se défiler comme ça, en me laissant son ardoise de trois mille kiams pour Abdoulaye. Je veux dire, dans le Boudayin, on n’est jamais sûr de la loyauté de ses amis ; mais Nikki, je l’avais déjà tirée de deux ou trois mauvais pas. Je pensais que je comptais au moins pour quelque chose à ses yeux. »
Les yeux de Yasmin s’agrandirent encore, puis elle se mit à rire. Je ne voyais pas ce qu’elle trouvait de drôle là-dedans. J’avais encore le visage tuméfié et couvert de bleus et les côtes en capilotade. La journée de la veille n’avait rien eu de clownesque. « J’ai vu Nikki hier matin, dit Yasmin.
— Pas possible ? » Puis je me souvins que Chiriga avait vu Nikki aux alentours de dix heures avant qu’elle parte de chez elle pour aller retrouver Yasmin. Je n’avais pas fait le rapport entre cette visite à Chiri et la dernière disparition de Nikki.
« Elle avait l’air très nerveuse, indiqua Yasmin, elle m’a dit qu’elle avait quitté son boulot et devait déménager de l’appartement de Tami. Elle n’a pas voulu me dire pourquoi. Elle a ajouté qu’elle n’avait pas arrêté d’essayer de t’appeler mais que ça ne répondait pas. » Évidemment ; quand Nikki avait tenté de m’appeler, je gisais inconscient sur mon plancher. « Elle m’a confié cette enveloppe en me demandant de bien m’assurer qu’elle te parvienne.
— Pourquoi ne l’a-t-elle pas simplement laissée à Chiri ? » Ça aurait épargné pas mal d’angoisse physique et mentale.
« Tu ne te souviens pas ? Nikki bossait dans la boîte de Chiri, oh ! il y a un an, peut-être plus. Chiri l’a surprise à faire des rabais aux clients et piquer dans les pourboires des autres filles. »
J’acquiesçai ; ça me revenait effectivement que Nikki et Chiri avaient tendance à s’éviter. « Alors Nikki serait passée voir Chiri rien que pour avoir ton adresse ?
— Je lui ai posé un tas de questions mais elle n’a rien voulu me dire. Simplement, elle n’arrêtait pas de répéter : “Tâche que ça parvienne bien à Marîd”, encore et encore. »
J’espérais que c’était une lettre, d’excuses peut-être, assortie d’une adresse où je puisse la toucher. Je voulais récupérer mon argent. Je pris l’enveloppe des mains de Yasmin et la déchirai. À l’intérieur, il y avait mes trois mille kiams et un mot, en français. Nikki y écrivait :
Mon très cher Marîd,
Je voulais tant te donner cet argent personnellement. J’ai appelé plusieurs fois, mais tu n’as jamais répondu. Je confie tout ceci à Yasmin mais si ça ne te parvient pas, comment le sauras-tu ? Alors, tu me détesteras pour toujours. Quand nous nous retrouverons, je ne comprendrai pas. Mes sentiments sont si confus.
Je m’en vais vivre avec un vieil ami de ma famille. C’est un riche homme d’affaires allemand, qui m’apportait toujours des cadeaux chaque fois qu’il passait. Ça remonte au temps où j’étais un petit garçon timide, introverti. Maintenant que je suis, eh bien, ce que je suis, l’homme d’affaires allemand a découvert qu’il était encore plus enclin à me faire des cadeaux. Je l’ai toujours bien aimé, Marîd, bien que je ne puisse en tomber amoureuse. Mais sa compagnie sera tellement plus agréable que celle de Tamiko.
Ce monsieur s’appelle Herr Lutz Seipolt. Il vit dans une maison superbe, à l’autre bout de la ville, et il faudra que tu demandes au chauffeur de te conduire à (attends que je recopie l’adresse exacte) : Baït il-Simsaar il-Almaani Seipolt. Ça devrait l’amener devant la villa.
Salue de ma part Yasmin et tout le monde. Je passerai en visite au Boudayin dès que possible mais je crois que ça ne me déplaira pas de jouer un moment les maîtresses de maison dans une telle demeure. Je suis sûre que toi, entre tous, Marîd, tu comprendras : Les affaires sont les affaires, mousch hayik ? (Et je parie que tu as toujours cru que je n’avais jamais appris un seul mot d’arabe !)
Affectueux baisers de,
Quand j’eus fini de lire la lettre, je poussai un soupir et la tendis à Yasmin. J’avais oublié qu’elle ne savait pas lire le français, je la lui traduisis donc.
« J’espère qu’elle sera heureuse, dit-elle tandis que je repliais la feuille.
— Entre les mains d’une espèce de vieille saucisse allemande ? Nikki ? Tu connais Nikki. Elle a besoin d’action tout autant que toi ou moi. Elle reviendra. Pour le moment, c’est l’heure de papa-gâteau dans le Grand Spectacle de la princesse Nikki…»
Yasmin sourit. « Elle reviendra, je suis d’accord ; mais quand elle l’aura décidé. Et d’ici là, elle aura fait payer la vieille saucisse pour chaque minute passée avec lui. » Nous rîmes tous les deux et, sur ces entrefaites, le garçon apporta l’apéritif de Yasmin et nous commandâmes le dîner.
Le repas achevé, nous restâmes à traîner autour d’une dernière coupe de champagne. « Quelle sacrée journée que celle d’hier, remarquai-je, hébété, et voilà que tout a repris son cours normal. J’ai récupéré mon argent, sauf que j’y suis de ma poche pour les mille kiams d’intérêt. Dès que nous serons sortis d’ici, je vais trouver Abdoulaye et les lui régler.
— D’accord, dit Yasmin, mais même à ce moment-là, tout ne sera pas comme avant. Tami sera toujours morte. »
Je fronçai les sourcils. « Ça, c’est le problème d’Okking. S’il veut mon conseil d’expert, il sait où me trouver.
— Tu comptes vraiment aller demander à Devi et Sélima pourquoi elles t’ont tabassé ?
— Tu peux en mettre à couper tes jolies lolos de plastoc. Et les Sœurs ont intérêt à avoir une putain de bonne raison.
— Ça doit avoir un rapport quelconque avec Nikki. »
J’acquiesçai bien que je ne puisse imaginer lequel. « Oh ! ajoutai-je, et puis on va s’arrêter chez Chiriga. Faut que je lui règle les trucs qu’elle m’a passés hier soir. »
Yasmin me regarda derrière le bord de sa coupe de champagne. « On dirait qu’on ne va pas être rentrés de sitôt, remarqua-t-elle doucement.
— Et quand on sera rentrés, on sera bien contents de trouver un pieu. »
Yasmin agita vaguement la main, un rien éméchée. « Rien à cirer, du lit…
— Personnellement, j’avais des objectifs plus ambitieux…»
Yasmin gloussa avec un rien de timidité, comme si notre liaison recommençait de zéro depuis la toute première nuit ensemble. « Quel mamie veux-tu me voir utiliser ce soir ? »
J’en restai baba, le souffle coupé par son calme adorable, par son charme sans affectation. C’était réellement comme si je la revoyais pour la première fois. « Je ne veux pas que tu utilises de mamie, répondis-je tranquillement. C’est avec toi que je veux faire l’amour.
— Oh ! Marîd ! » Elle me pressa la main et nous restâmes ainsi, les yeux dans les yeux, goûtant les senteurs d’olive douce, écoutant le chant des grives et des rossignols. L’instant parut se prolonger presque une éternité… et puis… je me souvins qu’Abdoulaye attendait. J’avais intérêt à ne pas l’oublier, celui-là ; il y a un proverbe arabe qui dit qu’une erreur d’un homme intelligent équivaut aux erreurs de mille imbéciles.