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Avant de quitter le café, toutefois, Yasmin voulait consulter le livre. Je lui dis que le Qur’ân ne contenait pour moi guère de réconfort. « Pas le Livre saint, rectifia-t-elle, la sage parole de Dieu. Le livre. » Et elle sortit un petit appareil de la taille d’un paquet de cigarettes. C’était son Yi king électronique. « Tiens, dit-elle en me le donnant, allume-le et presse la touche H. »

Je n’avais pas non plus une foi immense en le Yi king ; mais Yasmin éprouvait cette fascination pour le destin, l’univers invisible, l’instant et tout le bazar. Je fis ce qu’elle me disait et lorsque je pressai le carré blanc marqué d’un H, le micro-ordinateur carillonna un petit air de flûte puis une voix féminine, aiguë, annonça : « Hexagramme dix-huit. Ku. Travailler sur ce qui a été gâché. Changements dans les cinq et sixième lignes.

— À présent, frappe J, pour Jugement », indiqua Yasmin.

J’obéis et la calculette me rejoua sa putain de ritournelle puis déclara : « Jugement :

Placer son effort dans ce qui a été ruiné Apporte un grand succès. On tire profit à traverser les grandes eaux. Compter trois jours avant le commencement. Compter trois jours avant l’achèvement.

« Ce qui a été ruiné peut être remis en état par l’effort. Ne pas craindre le danger – traverser les grandes eaux. Le succès dépend de la prévoyance ; se montrer prudent avant de commencer. Un retour de la ruine doit être évité ; se montrer prudent avant de terminer.

« L’homme supérieur entraîne les gens et renouvelle leur esprit. »

Je regardai Yasmin. « J’espère que tu tires quelque chose de tout ce fatras, parce que pour moi, c’est de l’hébreu.

— Oh ! bien sûr ! dit Yasmin d’une voix sourde. Bon, continue. Presse L pour Lignes. »

J’obtempérai. L’inquiétante machine poursuivit : « Un six à la cinquième place signifie :

Réparer ce que le père a ruiné. Vos actions sont dignes d’éloge.

« Un neuf au sommet signifie :

Il ne sert ni rois ni princes, Se fixe de plus hautes ambitions. »

« De qui parle-t-il, là, Yasmin ?

— Mais de toi, chéri, de qui d’autre ?

— Et maintenant, qu’est-ce que je fais ?

— Tu cherches en quoi les lignes de changement transforment l’hexagramme. En un autre hexagramme. Presse CH, pour Changement. »

« Hexagramme Quarante-sept. K’un. Oppression. »

Je pressai J.

« Jugement :

Oppression. Succès. Persévérance. Le grand homme engendre une bonne fortune. Il n’y a aucun reproche. Quand l’on a quelque chose à dire, Ce n’est pas cru.

« Un grand homme demeure confiant dans l’adversité, et cette confiance mènera ultérieurement au succès. C’est une force plus grande que le destin. Il faut accepter que, pour un temps, il ne lui soit pas accordé de pouvoir et que ses conseils restent ignorés. En des temps d’adversité, il est important de préserver la confiance et de ne parler que peu.

« Si l’on est faible dans l’adversité, on reste sous un arbre dénudé pour s’enfoncer de plus en plus dans le chagrin. Ceci est une illusion intérieure qu’il convient de surmonter à tout prix. »

Et voilà : l’oracle avait parlé. « Bon, on peut causer ? » demandai-je plaintivement.

Yasmin avait le regard perdu, rêveur, dans quelque autre dimension chinoise. Elle murmura : « Tu es promis à de grandes choses, Marîd…

— C’est ça. Mais l’important c’est : est-ce que cette boîte à paroles peut deviner mon poids ? Quel intérêt ? » Je n’avais même pas l’élémentaire bon sens de discerner quand je m’étais fait rabattre mon caquet.

« Il va falloir que tu te trouves quelque chose en quoi croire, me dit-elle avec sérieux.

— Écoute, Yasmin. J’arrête pas d’essayer. Franchement. Qu’est-ce que c’était ? Une espèce de prédiction ? Ce truc m’a lu mon avenir ? »

Elle plissa le front. « Ce n’est pas réellement une prédiction, Marîd. Plutôt une sorte d’écho de l’instant dont nous faisons tous partie. À cause de ce que tu es, ce que tu penses et ressens, de ce que tu as fait et comptes faire, tu n’aurais pas pu tirer d’autres hexagrammes que le numéro dix-huit, avec les changements dans ces seules deux lignes bien précises. Si tu le refaisais, à cette seconde même, tu obtiendrais une autre lecture, un autre hexagramme, parce que le premier a modifié l’instant et que le motif est devenu différent. Tu piges ?

— La synchronicité, c’est ça ? »

Elle eut l’air perplexe. « Quelque chose comme ça. »

Je renvoyai Ahmed avec la note et une pile de billets. C’était une soirée tiède, sèche, luxuriante, et la nuit s’annonçait superbe. Je me levai et m’étirai. « Allons retrouver Abdoulaye, dis-je, les affaires sont les affaires, bordel.

— Et après ? » Elle souriait.

« L’action est l’action. » Je lui pris la main et nous remontâmes la Rue en direction de la boutique d’Hassan.

Le beau jeune homme américain était toujours assis sur son tabouret, le regard toujours perdu dans le néant. Je me demandai s’il avait réellement des pensées ou si c’était une espèce de marionnette électronique qui ne prenait vie qu’à l’approche d’un client ou au froissement de quelques kiams. Il nous regarda, sourit et posa de nouveau une quelconque question en anglais. Peut-être qu’une bonne partie des clients d’Hassan parlaient l’anglais mais j’avais des doutes. Ce n’était pas un coin à touristes ; ce n’était pas ce genre de boutique à souvenirs. Le garçon avait dû être quasiment impuissant, incapable de parler l’arabe et dépourvu d’un papier linguistique. Oui, quasiment impuissant ; c’est-à-dire, dépendant. Dépendant d’Hassan. Pour tant de choses. Tant de choses.

Je connais quelques rudiments d’anglais ; pourvu qu’on s’exprime assez lentement, j’arrive en saisir quelques mots. Je sais dire : « Où sont les toilettes ? » et « Un Big Mac et des frites » et « Va te faire foutre », mais c’est à peu près toute l’étendue de mon vocabulaire. Je fixai le garçon ; il me rendit mon regard. Sourit lentement. Je crois qu’il m’aimait bien.

« Où est l’Abdoulaye ? » demandai-je en anglais. Le gosse plissa les yeux et mitrailla une réponse indéchiffrable. D’un signe de tête, je lui fis comprendre que je n’en avais pas saisi un traître mot. Ses épaules s’affaissèrent. Il essaya une autre langue ; l’espagnol, je pense. Je secouai de nouveau la tête.

« Où est le sahîb Hassan ? » demandai-je.

Grand sourire du jeune homme qui dévida un nouveau chapelet guttural, mais cette fois en désignant le rideau. Super : on communiquait.

« Shukran », dis-je, en conduisant Yasmin vers l’arrière-boutique.

« Y a pas de quoi », dit le garçon. Stupéfaction : il avait compris que j’avais dit « merci » en arabe mais ne savait pas comment répondre dans la même langue. Le pauvre idiot. Le lieutenant Okking le retrouverait un de ces soirs au fond d’une impasse. Ou c’est moi qui le retrouverais, avec ma veine.

Hassan était effectivement dans la réserve, à vérifier les caisses inscrites sur un bordereau de livraison. Son adresse y était indiquée en arabe mais les autres mentions qu’elles portaient étaient imprimées dans une langue européenne quelconque. Ces caisses auraient pu contenir n’importe quoi, des pistolets électrostatiques aux têtes réduites. Peu importait à Hassan ce qu’il achetait ou vendait, pourvu qu’il en tire un bénéfice. Hassan était l’idéal platonicien de l’habile marchand.