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Il nous avait entendus traverser le rideau et m’accueillit en fils depuis longtemps disparu. Il m’embrassa et me demanda si j’allais mieux aujourd’hui.

« Loué en soit Allah », lui répondis-je.

Son regard oscillait rapidement entre Yasmin et moi. Je crois qu’en la voyant il avait fait l’association avec la Rue, mais je ne pense pas qu’il la connaissait personnellement. Je ne crus pas utile de la lui présenter. C’était un manquement à l’étiquette mais qu’on tolérait en certaines occasions. Je décidai que c’était présentement le cas. Hassan tendit la main. « Allons, venez boire avec moi un peu de café !

— Que ta table dure éternellement, Hassan, mais nous sortons juste de dîner et je suis pressé de voir Abdoulaye. J’ai une dette à régler, comme tu t’en souviens.

— Oui, oui, tout à fait. » Il plissa le front. « Marîd, mon cher et malicieux ami, je n’ai pas vu Abdoulaye depuis des heures. Je crois qu’il doit être allé se distraire quelque part ailleurs. » Le ton d’Hassan impliquait que les distractions de l’intéressé relevaient de quelque vice grave.

« Malgré tout, j’ai l’argent sur moi, et j’aimerais me décharger de cette obligation. »

Hassan fit comme s’il ruminait ce problème. Après quelques instants, il reprit : « Tu sais, bien entendu, qu’une partie de cette somme m’est indirectement due.

— Certes, ô sage.

— Eh bien, laisse-moi l’intégralité de la somme et je donnerai sa part à Abdoulaye la prochaine fois que je le verrai.

— Excellente suggestion, mon oncle, mais j’aimerais avoir un reçu écrit d’Abdoulaye. Ton intégrité est au-dessus de tout soupçon mais Abdoulaye et moi ne partageons pas le même lien d’amour que celui qui nous unit tous les deux. »

Cela ne convenait guère à Hassan mais il ne pouvait pas élever d’objection. « Je crois que tu trouveras Abdoulaye derrière la porte métallique. » Puis il nous tourna grossièrement le dos et reprit sa tâche. Sans se retourner pour nous regarder, il ajouta : « Ta compagne devra rester ici. »

Je jetai un coup d’œil à Yasmin et elle haussa les épaules. Je traversai rapidement l’arrière-boutique, traversai la ruelle et toquai à la porte blindée. J’attendis quelques secondes, le temps que quelque part quelqu’un m’identifie. Puis le battant s’ouvrit. Apparut un grand vieillard barbu, cadavérique, du nom de Karîm. « Que désires-tu ? me demanda-t-il, bourru.

— La Paix, ô cheikh, je suis venu régler ma dette envers Abdoulaye Abou-Saïd. »

La porte se referma. Un instant plus tard, Abdoulaye lui-même la rouvrait. « Donne-moi l’argent. J’en ai besoin tout de suite. » Derrière son épaule, j’entrevis plusieurs hommes engagés dans quelque partie effrénée.

« J’ai l’intégralité de la somme, Abdoulaye, mais tu vas m’écrire un reçu. Je ne voudrais pas que tu ailles prétendre que je ne t’ai jamais payé. »

Il avait l’air furieux. « Tu oses imaginer une telle chose ? »

Je lui rendis son regard. « Le reçu. Ensuite, tu auras ton argent. »

Il me baptisa de quelques mots orduriers puis replongea dans la pièce derrière. Il griffonna un reçu qu’il me présenta. Il grommela : « À présent, donne-moi les quinze cents kiams.

— Le reçu d’abord.

— Donne-moi ce maudit argent, espèce de pédé ! »

L’espace d’un instant, j’eus bien envie de lui flanquer le tranchant de la main sur l’arête du nez, de lui casser la gueule. C’était une image délicieuse. « Seigneur, Abdoulaye ! Rappelle Karîm. Karîm ! » lançai-je. Quand le vieillard à barbe grise fut de retour, je lui expliquai : « Je vais te donner une somme d’argent, Karîm, et Abdoulaye va te remettre ce morceau de papier qu’il tient à la main. Tu lui donneras l’argent et tu me donneras le papier. »

Karîm hésita, comme si la transaction était trop compliquée pour lui. Puis il acquiesça. L’échange se fit dans le silence. Je fis demi-tour et retraversai la ruelle. « Fils de pute ! » lança Abdoulaye. Je souris. C’était une méchante insulte dans le monde musulman ; mais comme il se trouvait qu’en l’occurrence c’était vrai, ça ne me vexait jamais beaucoup. Malgré tout, à cause de Yasmin et de nos plans pour la soirée, j’avais laissé Abdoulaye m’injurier au-delà de mes limites habituelles. Je me promis de régler également ce compte-là dans les meilleurs délais. Dans le Boudayin, n’est jamais bien vu celui qui se soumet docilement à l’insolence et à l’intimidation.

Comme je retraversais la réserve pour rejoindre Yasmin, je lançai : « Tu peux aller récupérer ton pourcentage, Hassan. T’aurais intérêt à faire vite : j’ai l’impression qu’il perd gros. » Hassan hocha la tête mais ne dit rien.

« Je suis bien contente que ce soit réglé, dit Yasmin.

— Pas autant que moi. » Je pliai le reçu et le glissai au fond d’une poche arrière.

Nous nous rendîmes chez Chiri et j’attendis qu’elle ait fini de servir trois jeunes gars en uniforme de la marine calabraise. « Chiri, lui dis-je, on ne peut pas rester longtemps mais je voulais te donner ceci. » Et je sortis soixante-quinze kiams que je posai sur le comptoir. Chiri ne fit pas un geste pour les prendre.

« Yasmin, tu m’as l’air superbe, ma choute. Marîd, pourquoi tout ça ? Pour les trucs d’hier soir ? » J’acquiesçai. « Je sais que tu mets un point d’honneur à tenir ta parole, régler tes dettes et toutes ces salades d’honneur. Mais je n’irai pas te faire payer le prix fort. Reprends-en une partie. »

Je lui souris. « Chiri, tu risques d’offenser un musulman. » Elle rit. « Musulman, mon cul de négresse, oui. Bon, alors, je vous offre un pot, à tous les deux. Ça marche plutôt bien, ce soir, y a pas mal d’argent qui circule. Les filles sont de bonne humeur et moi aussi.

— On fait la fête, Chiri », dit Yasmin. Elles échangèrent une espèce de signal secret – peut-être que ce genre de transfert de connaissance occulte, spécifique, accompagne l’opération de changement de sexe. Quoi qu’il en soit, Chiri le comprit. Nous bûmes les verres qu’elle nous offrait et nous levâmes pour partir.

« Passez une bonne nuit tous les deux », nous dit-elle. Les soixante-quinze kiams avaient depuis longtemps disparu. Je ne me souviens pourtant pas de l’avoir vu faire.

« Kwa heri, lui dis-je en partant.

— Kwa herini y a kuonana », répondit-elle. Puis : « Bon, bande de grosses putes flemmardes, laquelle de vous est censée monter danser sur scène ? Kandy ? Eh bien, vire-moi ces putains de fringues et mets-toi au boulot ! » Chiri avait l’air contente. Tout était pour le mieux.

« On pourrait passer chez Jo-Mama, dit Yasmin. Ça fait des semaines que je ne l’ai pas vue. » Jo-Mama était une énorme bonne femme, de près d’un mètre quatre-vingt, et qui pesait quelque chose comme trois ou quatre cents livres, avec des cheveux qui changeaient de teinte selon quelque cycle ésotérique : blonde, rouquine, châtain, noir de jais ; puis une toison brun terne se mettait à repousser et dès qu’elle était assez longue, par quelque sorcellerie, elle redevenait blonde. C’était une forte femme et personne ne se serait avisé de faire du grabuge dans son bar, refuge de marins et de marchands grecs. Jo-Mama n’avait aucun scrupule à dégainer son pistolet à aiguille ou son perforateur Solingen pour faire régner la paix autour d’elle au prix de monceaux de chair sanguinolente. Je suis certain que Jo-Mama aurait pu sans mal s’occuper de deux Chirigas à la fois et simultanément garder assez de flegme pour préparer de bout en bout un Bloody-Mary pour un client. Avec Jo-Mama, soit elle vous adorait, soit elle vous vomissait. Et vous aviez vraiment envie qu’elle vous adore. Nous fîmes étape chez elle ; elle nous salua tous les deux à sa manière habituelle : à toute vitesse, à tue-tête, l’air ailleurs. « Marîd ! Yasmin ! » Elle nous dit quelque chose en grec, oubliant que ni l’un ni l’autre ne comprenions cette langue ; je me débrouille encore plus mal en grec qu’en anglais. Le peu que j’en sais, je l’ai appris à force de traîner chez Jo-Mama : je sais commander de l’ouzo et du retzina ; je sais dire kalimera (bonjour) ; et je peux traiter quelqu’un de malâka, ce qui a l’air d’être leur insulte préférée (pour autant que je sache, ça doit vouloir dire « branleur ».)