Tout avait été réglé, tout avait effectivement repris son cours normal. J’avais Yasmin à aimer, assez d’argent en poche pour tenir plusieurs mois et, dès que je le voudrais, il y aurait de l’action. Je souris doucement et me laissai à nouveau lentement glisser vers des rêves tranquilles.
6.
C’était un de ces rares moments de bonheur partagé, de contentement parfait. Nous avions comme le pressentiment que ce qui était déjà merveilleux ne pourrait qu’aller en s’améliorant à mesure que le temps passait. Ces instants font partie d’une des choses les plus rares, les plus fragiles qui soient au monde. Vous avez intérêt à en profiter ; à vous rappeler tous les trucs pourris, dégueulasses que vous avez pu endurer pour mériter cette paix. Vous devez vous souvenir d’en goûter chaque minute, chaque heure parce que, même si vous avez l’impression que ça va se prolonger éternellement, l’univers nourrit d’autres projets. Vous avez envie d’être reconnaissant de chaque précieuse seconde, mais vous en êtes simplement incapable. Ce n’est pas dans la nature humaine de vivre la vie dans toute sa plénitude. Avez-vous jamais remarqué que des quantités égales de joie et de douleur ne sont pas, en fait, égales en durée ? La douleur s’éternise jusqu’à ce que vous vous demandiez si la vie vaudra encore d’être vécue ; le plaisir, en revanche, une fois qu’il est parvenu à son apogée, se fane plus vite qu’un gardénia qu’on piétine et dont la mémoire cherche en vain la douce senteur enfuie.
Yasmin et moi refîmes l’amour quand enfin nous fûmes réveillés, mais cette fois, sur le côté, elle me tournant le dos. Quand ce fut terminé, nous restâmes serrés l’un contre l’autre, mais seulement quelques instants, parce que Yasmin avait envie de vivre à nouveau la vie dans toute sa plénitude. Je lui rappelai que cela non plus n’était pas dans la nature humaine – du moins, pour ce qui me concernait. J’avais envie de savourer un peu plus longtemps le gardénia qui était encore frais dans mon esprit. Yasmin, quant à elle, voulait déjà en cueillir un autre. Je lui dis de patienter une ou deux minutes.
« Bien sûr, me dit-elle. Demain, avec les abricots. » C’était l’équivalent levantin de : « Quand les poules auront des dents. »
J’aurais adoré la baiser illico jusqu’à ce qu’elle implore miséricorde mais ma chair était encore faible. « Ça fait partie de ce qu’on appelle les suites agréables, lui expliquai-je. Les gens sensibles et voluptueux comme moi l’apprécient tout autant que la baise en elle-même.
— Mon cul, oui, c’est que tu vieillis, c’est tout. » Je savais qu’elle n’était pas sérieuse, qu’elle me charriait simplement – enfin, qu’elle essayait. À vrai dire, je sentais d’ailleurs déjà ma faible chair commencer à se raidir à nouveau et j’étais quasiment prêt à faire valoir mes beaux restes de jeunesse quand on frappa à la porte.
« Oh ! oh ! voilà ta surprise ! » Pour un reclus, on ne peut pas dire que je manquais de visites ces temps derniers.
« Je me demande qui ça peut bien être. Tu ne dois plus d’argent à personne. »
Je saisis mon jean et me glissai dedans. « Alors, ça doit être quelqu’un qui cherche à m’en emprunter », dis-je en me dirigeant vers le judas de la porte.
« À toi ? Tu ne donnerais pas un fîq en cuivre à un mendiant détenteur du Secret de l’Univers. »
Je me retournai pour la regarder : « L’univers n’a pas de secrets, rétorquai-je, cynique. Que des ruses et des mensonges. » Mon humeur indulgente s’évanouit en une fraction de seconde quand je regardai par le judas. « Putain », murmurai-je. Je retournai vers le lit. « Yasmin, dis-je doucement, passe-moi ton sac.
— Pourquoi ? Qui est-ce ? » Elle retrouva son sac à main et me le passa.
Je savais qu’elle avait toujours sur elle un petit pistolet paralyseur, pour se protéger. Je ne porte jamais d’arme de ce genre ; seul et sans arme, je parcourais les coupe-gorge du Boudayin, parce que j’étais spécial, exempt, fier et stupide. J’entretenais ce genre d’illusions, voyez-vous, vivant dans une espèce de fantasme romantique. Je n’étais pas plus excentrique que le premier cinglé venu. Je pris l’arme et m’en retournai à la porte. Yasmin m’observait en silence, anxieuse.
J’ouvris. C’était Sélima. J’avais le pistolet braqué entre ses deux yeux. « Quel plaisir de te voir. Entre donc. Il y avait justement un truc que j’avais envie de te demander.
— T’as pas besoin du pistolet, Marîd », dit Sélima. Elle me passa devant, ne parut pas ravie de voir Yasmin et chercha en vain un endroit où s’asseoir. Je remarquai qu’elle était extrêmement mal à l’aise et qu’elle semblait très ennuyée.
« Alors, dis-je cruellement, tu veux encore t’en payer une dernière tranche avant que quelqu’un te fasse ta fête, comme à Tami ? »
Sélima me fusilla du regard, recula la main et me frappa violemment au visage. Je ne l’avais pas volé.
« Assieds-toi sur le lit, Sélima. Yasmin va se pousser. Quant au pistolet, il m’aurait été bien utile quand toi et tes copines vous êtes passées l’autre fois me souhaiter le bonjour à votre manière… À moins que tu ne t’en souviennes plus ?
— Marîd », dit-elle en humectant ses lèvres couvertes de rouge brillant. « Je suis désolée pour cette histoire. C’était une erreur.
— Oh ! bien ! dans ce cas, c’est encore mieux. » Je regardai Yasmin se couvrir du drap et ramper pour s’écarter le plus possible de Sélima, les genoux relevés, le dos contre un coin de mur. Sélima avait les seins immenses qui étaient la marque distinctive des Sœurs Veuves noires, mais pour le reste, elle n’était quasiment pas modifiée. Elle était naturellement plus jolie que la plupart des sexchangistes. Tamiko s’était muée en une caricature de la geisha pudique et réservée ; Devi avait accentué son héritage indien, jusques et y compris la marque de caste au front, parfaitement usurpée dans son cas, et quand elle ne travaillait pas elle portait un sari en soie de couleur vive, brodé d’or. Sélima, au contraire, portait le voile et la cape fermée, arborant le parfum subtil et le maintien de la citadine musulmane des classes moyennes. Je crois, sans pouvoir l’affirmer, qu’elle était pratiquante ; je n’arrive pas à imaginer comment elle parvenait à accorder son existence de vols et de violences répétés avec les enseignements du Prophète, que les prières et la paix soient avec lui. Je ne suis pas le seul imbécile aveuglé d’illusions dans le Boudayin.
« Je t’en prie, Marîd, laisse-moi t’expliquer. » Je n’avais jamais vu Sélima – ni aucune des Sœurs, d’ailleurs – dans un tel état de quasi-panique. « Tu sais que Nikki est partie de chez Tami. » J’acquiesçai. « Je ne crois pas qu’elle voulait s’en aller. Je crois que quelqu’un l’y a forcée.
— Ce n’est pas exactement le message que j’ai eu, moi. Elle m’a écrit un mot où elle me parlait d’un certain Allemand, et de la merveilleuse existence qu’elle allait mener, qu’elle tenait un vrai pigeon et qu’elle comptait bien lui faire cracher jusqu’au dernier sou.
— Nous avons tous reçu la même lettre, Marîd. Malgré tout, tu n’y as pas remarqué quelque chose de suspect ? Peut-être que tu ne connais pas aussi bien que moi l’écriture de Nikki. Peut-être que tu n’as pas prêté attention au choix des mots. Il y avait dans ce billet des indices qui nous portent à penser qu’elle essayait de dire quelque chose entre les lignes. Je crois que quelqu’un se tenait derrière elle, la forçant à rédiger ces missives pour que personne ne s’interroge trop sur sa disparition. Nikki est droitière et ces messages ont été rédigés de la main gauche. L’écriture est épouvantable, rien de commun avec son écriture habituelle. Elle nous a écrit en français, bien qu’elle sache parfaitement qu’aucune de nous trois n’entend cette langue. Elle connaît l’anglais et Devi comme moi aurions pu le lire ; c’est la langue qu’elle employait avec elles. Elle n’a jamais mentionné ce vieil ami allemand de sa famille ; il est fort possible qu’un tel homme ait existé quand elle était plus jeune mais cette façon de se qualifier de “petit garçon timide et introverti”, eh bien, ça n’a fait que souligner le mauvais pressentiment que nous inspire l’ensemble de la missive. Nikki nous a raconté un tas d’histoires sur sa vie avant le changement. Elle restait vague sur la plupart des détails – d’où elle venait réellement, ce genre de choses – mais elle riait toujours de la vraie terreur qu’elle – qu’il – avait été. Elle avait simplement envie d’être comme nous, d’où ces comptes rendus biographiques de ses fredaines passées. Toujours est-il qu’elle était tout sauf timide et introvertie. Marîd, cette lettre est louche du début à la fin. »