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« Il faut que j’y aille, nous dit-elle. J’espère qu’à présent tout est réglé entre nous.

— Tu as sans doute d’autres soucis en tête, Sélima… Nous n’avons jamais été très proches. Détail morbide, mais il se pourrait bien qu’on finisse meilleurs amis à cause de tout ça…

— L’aura fallu payer le prix fort », observa-t-elle. Ce n’était que trop vrai. Sélima voulut dire autre chose puis s’interrompit. Elle se retourna, gagna la porte, sortit et referma doucement le battant derrière elle.

Je restai planté près de la cuisinière avec mes trois tasses de thé. « T’en veux une ?

— Non, répondit Yasmin.

— Moi non plus. » Je versai le thé dans l’évier.

« On se retrouve soit avec un sacré putain de tordu qui s’amuse à rectifier les gens, observa Yasmin, songeuse, soit, ce qui est pire encore, avec deux salauds qui travaillent de concert. J’ai presque la trouille d’aller bosser. »

Je m’assis à côté d’elle et caressai ses cheveux parfumés. « Tout se passera bien. Écoute simplement ce que j’ai dit à Sélima : ne sors pas de client que tu ne connaisses déjà. Et installe-toi ici avec moi au lieu de rentrer toute seule dans ta piaule. »

Elle me fit un petit sourire. « Je pourrais pas amener ici un client, dans ton appartement.

— Là, t’as bigrement raison… Laisse tomber cette idée de lever des clients tant que cette affaire n’est pas réglée et qu’on n’a pas chopé le mec. Il me reste assez de fric pour nous faire vivre tous les deux pendant un petit moment. »

Elle me passa les bras autour de la taille, posa la tête sur mon épaule. « T’es sympa.

— T’es pas mal non plus, quand tu ne ronfles pas comme tous les diables. » En représailles, elle me griffa le dos de ses ongles écarlates et démesurés. Et l’on se retrouva étendus sur le lit pour folâtrer encore pendant une demi-heure.

Je la sortis du lit aux alentours de deux heures et demie, lui préparai quelque chose à manger pendant qu’elle se douchait et s’habillait, et la pressai d’aller travailler avant qu’elle se retrouve avec son amende habituelle pour retard : cinquante kiams, c’est cinquante kiams, lui rappelais-je sans cesse. Sa réponse était immanquablement : « Alors, pourquoi s’en faire ? Un billet de cinquante ressemble à tous les autres. Si ce n’est pas celui-là que je ramène à la maison, c’en sera un autre. » Je n’arrivais jamais à lui faire piger que si elle se magnait un peu le popotin, elle pourrait ramener les deux à la maison.

Elle me demanda ce que je comptais faire cet après-midi. Elle était un rien jalouse parce que j’avais déjà gagné mon argent pour les prochaines semaines ; je pouvais traîner toute la journée dans un café, fanfaronner et bavarder avec des copains, d’autres filles et d’autres danseuses. Je lui dis que j’avais quelques courses à faire et que je ne chômerais pas moi non plus. « Je vais déjà voir de quoi il retourne au sujet de Nikki.

— Tu n’as pas cru Sélima ?

— Ça fait un bout de temps que je la connais. Je sais qu’elle a tendance à se monter le coup dans ce genre de situation. Je serais prêt à parier que Nikki est heureuse et tranquille avec ce Seipolt. Il fallait simplement que Sélima s’invente une histoire pour donner à son existence une touche de risque et d’exotisme. »

Regard dubitatif de Yasmin. « Sélima n’a vraiment pas besoin de s’inventer des histoires. Sa vie est déjà exotique et risquée. Je veux dire, comment peux-tu exagérer une balle en plein front ? La mort, c’est toujours la mort, Marîd. »

Là, elle n’avait pas tort, mais je n’allais pas lui rendre ouvertement ce point. « Va bosser », lui dis-je en l’embrassant et en la propulsant vers la porte de l’appartement sans cesser de la caresser. Et puis je me retrouvai seul. Un « seul » bien plus tranquille que jamais auparavant ; je crois bien que je préférais presque avoir plein de bruit, de gens et de provocation tout autour de moi. Mauvais signe pour un reclus. C’est même pis encore pour un agent solitaire, pour un dur qui ne vit que pour l’action et la menace, le genre de mec farouche et compétent que je me plaisais à imaginer être. Quand le silence commence à vous flanquer des frémissements nerveux, c’est à ce moment-là que vous découvrez que vous n’êtes pas un héros, après tout. Oh ! bien sûr ! je connaissais un tas de gens réellement dangereux, et j’avais accompli un tas de choses dangereuses. J’étais dans le bain, avec les squales plutôt qu’avec le menu fretin ; et j’avais du respect pour les autres requins. Le problème était qu’avoir Yasmin en permanence sous la main était agréable, mais que ça ne collait pas à l’image du loup solitaire.

Je me disais tout ça tandis que je me rasais le cou, en me contemplant dans la glace de la salle de bains. J’essayais de me persuader de quelque chose, ce qui me prit du temps. Quand j’y fus parvenu, ma conclusion ne m’enchanta guère : je n’avais pas abouti à grand-chose au cours de ces derniers jours ; mais à trois reprises déjà, des gens étaient tombés raides morts à côté de moi, des gens que je connaissais, des gens que je ne connaissais pas. Si la tendance continuait, ça pouvait mettre Yasmin en danger.

Merde, ça pouvait me mettre en danger, moi.

J’avais dit que je trouvais que Sélima s’affolait pour rien. C’était faux. Tandis qu’elle me racontait son histoire, me revenait le bref coup de fil affolé que j’avais reçu : « Marîd ? Faut que tu…» Jusque-là, je n’avais pas été certain qu’il émanât de Nikki ; mais j’en étais sûr à présent et je me sentais coupable de n’avoir pas aussitôt réagi. Si Nikki en avait pâti d’une façon ou d’une autre, j’allais m’en repentir jusqu’à la fin de mes jours.

Je passai une djellabah de coton blanc ; me couvris la tête de la coiffure arabe traditionnelle, le keffieh blanc, que je maintins en place à l’aide d’un akal en cordelette. Puis je glissai des sandales à mes pieds. À présent, je ressemblais à n’importe lequel de ces Arabes pauvres et miteux qui parcouraient la cité, un de ces fellahîn ou paysans. Je doute m’être vêtu de la sorte plus de dix fois au cours des années que j’ai passées dans le Boudayin. J’ai toujours eu une prédilection pour les habits à l’européenne, dans ma jeunesse en Algérie comme plus tard, quand mes pérégrinations m’ont conduit vers l’Orient. Là, je ne ressemblais pas du tout à un Algérien ; je voulais qu’on me prenne pour un fellah du coin. Seule peut-être ma barbe rouquine apportait-elle une note discordante mais l’Allemand ne le remarquerait pas. Entre la sortie de mon appartement et la porte au bout de la Rue, je n’entendis pas une seule fois appeler mon nom, et constatai aux regards que je passais totalement inaperçu. Alors que je marchais au milieu de mes amis, aucun ne me reconnut, si inhabituel était mon accoutrement. Je me sentais invisible et l’invisibilité s’accompagne d’un certain sentiment de puissance. Mon incertitude des minutes précédentes s’évapora bientôt, remplacée par mon assurance d’antan. J’étais redevenu dangereux.

Juste au-delà de la porte orientale, orientée nord-sud, s’étendait le large boulevard Il-Djamîl, bordé de palmiers de chaque côté. Un terre-plein spacieux séparait les files de circulation, planté de plusieurs variétés d’arbustes en fleurs. Il y en avait une qui fleurissait pour chaque mois de l’année, embaumant l’air du boulevard de senteurs parfumées, distrayant les yeux des passants avec ses couleurs éclatantes : roses succulents, carmins flamboyants, pourpres profonds des pensées, jaunes safran, blancs virginaux, bleus aussi variés que la mer infatigable et tant d’autres encore. Dans les branches des arbres ou nichés sur les toits, loin au-dessus de la rue, roucoulait une multitude d’oiseaux chanteurs, alouettes et ramiers. Ces beautés combinées vous incitaient à remercier Allah pour la prodigalité de ces dons. Je m’arrêtai un instant sur la bande centrale ; j’avais émergé du Boudayin vêtu comme ce que j’étais réellement : un Arabe de quelques kiams, sans grande éducation, et aux perspectives sévèrement limitées. Je n’avais pas prévu le sentiment d’allégresse qu’un tel spectacle éveillerait en moi. J’éprouvais une complicité nouvelle avec les autres fellahîn qui grouillaient autour de moi, une complicité qui allait – pour le moment – jusqu’à cette part religieuse de la vie quotidienne que je négligeais depuis si longtemps. Je me promis de veiller au plus tôt à ces devoirs, dès que j’en aurais l’occasion ; il fallait d’abord que je retrouve Nikki.