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Deux pâtés de maisons au nord de la porte orientale du Boudayin, en direction de la mosquée de Shimaal, je retrouvai Bill. Je savais qu’il serait près de l’enceinte du quartier, assis au volant de son taxi, contemplant les passants qui arpentaient le trottoir, avec un mélange de patience, d’amour, de curiosité et de froide terreur. Bill avait à peu près ma taille, mais il était plus musclé. Il avait les bras couverts de tatouages bleu-vert, si anciens qu’ils étaient brouillés, étaient devenus indistincts ; je n’étais pas certain de ce qu’ils avaient pu représenter. Bill n’avait pas taillé ses cheveux et sa barbe couleur paille depuis des années, bien des années ; on aurait dit un patriarche hébreu. Sa peau, là où elle était exposée au soleil quand il parcourait la ville au volant, était d’un rouge vif, comme écrevisses interdites dans une casserole. Dans son visage rubicond, les yeux bleu pâle vous fixaient avec une intensité de dément qui m’avait toujours fait rapidement détourner le regard. Bill était fou, d’une folie qu’il s’était choisie avec le même soin qu’avait mis Yasmin pour choisir ses pommettes hautes et sexy.

J’avais fait la connaissance de Bill dès mon arrivée dans la cité. Ça faisait des années qu’il avait appris à vivre parmi les exclus, les rebuts, les brutes du Boudayin ; il m’avait appris à m’intégrer sans peine dans cette société discutable. Bill était né aux États-Unis d’Amérique – c’est dire son âge – dans une région appelée aujourd’hui le Déseret-Souverain. Quand l’union d’Amérique du Nord avait éclaté en plusieurs nations jalouses et balkanisées, Bill avait définitivement tourné le dos à son pays natal. J’ignore comment il gagnait sa vie avant de venir apprendre à vivre ici ; Bill non plus ne s’en souvient plus. Toujours est-il qu’il avait acquis assez d’argent pour se payer une seule et unique modification chirurgicale. Plutôt que de se faire câbler le cerveau, comme tant d’autres paumés du Boudayin choisissaient de le faire, Bill avait opté pour une modcor plus subtile, plus terrifiante : il s’était fait retirer un poumon pour y substituer une vaste glande artificielle qui le perfusait en permanence avec une quantité précise de drogue psychédélique de la quatrième génération. Bill n’était plus très sûr du type de drogue qu’il avait demandé mais à en juger par son élocution détachée et la qualité de ses hallucinations, je supposais que c’était soit de la ribopropylméthionine – RPM –, soit de la néocorticine acétylée.

On n’achète pas de RPM ou de néocorticine sur le trottoir. Le marché pour ces deux drogues n’est pas si vaste. L’une et l’autre ont les mêmes effets à long terme : après des doses répétées, le système nerveux central d’un individu commence à dégénérer. Ces produits rivalisent pour occuper les sites de liaison du cerveau humain normalement utilisés par un neuro-transmetteur, l’acétylcholine. Ces nouveaux psychédéliques attaquent et occupent les sites de liaison comme une armée victorieuse déferlant sur une ville conquise ; ils ne peuvent être éliminés, ni par les processus naturels de l’organisme, ni par aucune forme de thérapeutique. Les expériences hallucinatoires induites sont sans précédent dans l’histoire de la pharmacologie mais leur prix en termes de dégâts cérébraux se révèle exorbitant. L’utilisateur, d’une manière encore plus littérale qu’auparavant, se consume le cerveau, synapse après synapse. La condition résultante ne se différencie pas, du point de vue symptomatique, des stades avancés de la maladie de Parkinson ou de la démence sénile, la maladie d’Alzheimer. L’usage continu, quand les drogues commencent à interférer avec le système nerveux central, se révèle sans doute fatal.

Bill n’avait pas encore atteint ce stade. Il vivait un rêve éveillé, jour et nuit. Je me souvenais encore de l’effet que ça pouvait faire, du temps où j’avais tâté d’une drogue psychédélique moins dangereuse et que m’avait frappé la terreur paralysante de « ne jamais redescendre », illusion fréquente qu’on emploie pour se torturer soi-même. Vous avez alors l’impression que cette expérience particulière, contrairement à toutes les agréables expériences du passé, cette fois-ci vous n’en reviendrez pas, que vous avez définitivement brisé quelque chose dans votre tête. Tremblant, terrifié, vous promettant de ne plus jamais toucher une autre de ces pilules, vous vous repliez sur vous-même, vous protégeant de l’irruption de vos rêves les plus noirs. Et puis, en fin de compte, vous en émergez quand même ; l’effet de la drogue s’épuise, et tôt ou tard vous oubliez à quel point l’horreur était épouvantable. Vous replongez. Peut-être que ce coup-ci vous aurez plus de veine, peut-être pas.

Il n’y avait pas de peut-être avec Bill. Bill ne redescendait jamais. Jamais. Quand ces instants de frayeur totale, absolue, commençaient, il n’avait aucun moyen de réduire son anxiété. Il ne pouvait pas se dire qu’à condition de tenir le coup, au matin, il serait revenu à la normale. Bill ne reviendrait jamais à la normale. C’était ainsi qu’il l’avait voulu. Quant à la mort cellule par cellule de son système nerveux, il se contentait de hausser les épaules. « De toute manière, elles crèveront toutes un de ces jours, pas vrai ?

— Certes », répondis-je en m’agrippant nerveusement à la banquette arrière du taxi tandis qu’il plongeait à travers les ruelles étroites et sinueuses.

« Et puis si elles claquent toutes en même temps, tous les autres s’en paient une bonne tranche à ton enterrement. Toi, t’as droit à rien. On t’ensevelit, c’est tout. Tandis que là, mes neurones, je peux leur dire au revoir un par un. Z’en ont fait un sacré boulot, pour moi. Salut, salut, au revoir, ça a été chouette de vous connaître. Et je donne congé à chacun de ces petits salauds. Si tu clamces comme un vulgaire pékin, vlan ! t’es mort, arrêt brutal de toute la bécane, un sucre dans le réservoir, de la flotte dans le carbu, toute la mécanique qui se grippe, t’as peut-être, quoi ? une seconde, deux, pour gueuler au Bon Dieu que t’es bien parti. Une sale façon de tirer sa révérence. Vivre une vie violente, vivre une mort violente. Moi, je me faufile de l’autre côté, un neurone à la fois. S’il faut que j’entre dans cette sainte nuit, j’y vais en douceur ; et merde à celui qu’a dit de pas le faire. C’ connard est mort, mec, alors, qu’est-ce qu’il en savait, d’abord ? Pas même le courage de ses convictions. Peut-être qu’après ma mort, les afrits s’apercevront même pas que je suis là si je ferme ma gueule. Peut-être qu’ils me foutront la paix. J’ai pas envie qu’on me fasse chier quand je serai mort, mec. Comment peut-on se protéger après qu’on est mort ? Réfléchis un peu à ça, mec. J’aimerais bien mettre la main sur le type qu’a inventé les démons, mon vieux. Et y disent qu’ c’est moi qui suis cinglé…»

Je n’avais pas envie de poursuivre plus avant la discussion.