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Bill me conduisit jusque devant chez Seipolt. Je choisissais toujours Bill comme chauffeur quand je devais me rendre en ville pour une raison ou une autre. Sa démence me distrayait de la normalité insinuante alentour, de cette envahissante absence de chaos. Conduit par Bill, c’était comme si j’emportais sur moi un petit extrait de Boudayin, par mesure de sécurité. Comme on emporte une bouteille d’oxygène quand on plonge dans les ténèbres abyssales.

Le domicile de Seipolt était très à l’écart du centre-ville, à la lisière sud-est. Il était situé en vue du royaume des sables éternels, là où les dunes attendent qu’on relâche juste un peu notre attention pour aussitôt nous recouvrir comme des cendres, comme de la poussière. Le sable aplanirait tous les conflits, toutes les œuvres, tous les espoirs. Il déferlerait, telle une armée victorieuse sur une ville conquise, et nous nous retrouverions tous ensevelis dans les ténèbres abyssales sous le sable, à jamais. La sainte nuit viendrait – mais non, pas tout de suite. Non, pas ici, pas tout de suite.

Seipolt avait veillé à ce que l’ordre fût maintenu et le désert contenu ; les palmiers s’arquaient au-dessus de la villa et les jardins étaient en fleurs parce qu’on avait contraint l’eau à irriguer ces lieux inhospitaliers. Les bougainvillées fleurissaient et leur arôme entêtant parfumait la brise. Les portes de fer forgé étaient parfaitement entretenues, peintes et graissées ; les longues allées incurvées parfaitement désherbées et ratissées ; les murs chaulés. C’était une résidence magnifique, la demeure d’un homme riche. C’était un refuge contre le sable insinuant, contre la nuit insinuante qui attend avec une telle patience.

J’étais toujours assis à l’arrière du taxi de Bill. Le moteur hoquetait au ralenti et lui marmonnait et riait tout seul. Je me sentais tout petit, l’air idiot – malgré moi, le domaine de Seipolt m’intimidait. Qu’est-ce que j’allais lui raconter ? Cet homme avait du pouvoir – et moi, je n’aurais pas su retenir ne fût-ce qu’une poignée de sable, même si j’avais essayé de toutes mes forces en priant Allah en même temps.

Je dis à Bill d’attendre et le fixai jusqu’au moment où j’eus estimé que, quelque part dans son esprit qui battait la campagne, il avait compris. Puis je sortis du taxi et franchis le portail en fer forgé pour remonter l’allée garnie de gravier blanc en direction de l’entrée de la villa. Je savais que Nikki était cinglée ; je savais que Bill était cinglé ; j’étais en train de découvrir à présent que je n’étais pas tout à fait bien dans ma tête, moi non plus.

Tout en écoutant mes pieds crisser sur le gravillon, je me demandais pourquoi nous n’étions pas simplement tous retournés d’où nous venions. C’était cela le vrai trésor, le plus grand don : se trouver là où l’on a réellement sa place. Avec un peu de chance, un de ces jours, je la trouverais. Inchallah. Si Allah le voulait.

La porte d’entrée était un panneau massif taillé dans une espèce de bois clair, avec de grosses paumelles en fer et un grillage métallique. Le battant s’ouvrit juste au moment où je levais la main pour saisir le heurtoir de cuivre. Un Européen, grand, mince et blond, me dévisagea. Il avait des yeux bleus (contrairement à ceux de Bill, ils étaient de ceux qu’on entend toujours qualifier de « perçants » et, par la barbe du prophète, je me sentais bel et bien transpercé) ; le nez droit, fin, aux narines évasées ; un menton carré ; et une bouche aux lèvres minces, comme perpétuellement crispée en une mimique de léger dégoût. Il s’adressa à moi en allemand.

Je secouai la tête. « ’Anaa la ’afhamch », répondis-je en souriant comme le stupide paysan arabe pour qui il me prenait.

Le blond avait l’air impatient. Il fit une nouvelle tentative en anglais. Je secouai de nouveau la tête, souriant, m’excusant et lui emplissant les oreilles d’arabe. Il était évident qu’il ne comprenait mot de ce que je disais et qu’il n’avait pas spécialement l’intention de trouver une autre langue que je puisse saisir. Il était sur le point de me claquer la porte au nez quand il avisa le taxi de Bill. Ça lui donna à réfléchir : j’avais l’air d’un Arabe ; pour cet homme, tous les Arabes, en gros, se ressemblaient, et l’une des caractéristiques qu’ils partageaient était la pauvreté. Pourtant, j’avais pris un taxi pour me conduire jusqu’à la résidence d’un homme riche et influent. Il avait du mal à faire coller tout ça, de sorte qu’il n’était déjà plus si enclin à me chasser sans hésiter. Il pointa le doigt sur moi en grommelant quelque chose ; je suppose que ce devait être « Attends ici ». Je souris, me touchai le cœur et le front, et louai Allah trois ou quatre fois.

Une minute plus tard, Blondinet était de retour avec un vieillard, un Arabe employé comme domestique. Les deux hommes échangèrent brièvement quelques mots. Le vieux fellah se tourna vers moi et sourit. « La paix soit avec toi ! me dit-il.

— Et sur toi de même. Ô voisin, cet homme est-il l’excellent et honoré Lutz Seipolt pacha ? »

Le vieux étouffa un petit rire. « Tu fais erreur, mon neveu. Ce n’est que le portier, un laquais au même titre que moi. » Je doutais franchement qu’ils fussent à ce point égaux. D’évidence, le blondinet faisait partie de la suite de Seipolt, venue d’Allemagne avec lui.

« Sur mon honneur, quel imbécile je fais ! Je suis venu poser une question importante à Son Excellence. » Les formes d’adresse employées en arabe font souvent usage de ces flatteries élaborées. Seipolt était plus ou moins un homme d’affaires ; je l’avais déjà appelé pacha (terme désuet employé en ville pour s’attirer les bonnes grâces de l’interlocuteur) puis Son Excellence (comme s’il était une espèce d’ambassadeur). Le vieil Arabe à la peau tannée saisit parfaitement mes intentions. Il se tourna vers l’Allemand et lui traduisit notre conversation.

Ce dernier parut encore moins ravi. Il répondit d’une phrase sèche et brève. L’Arabe se tourna vers moi. « Reinhardt le portier désire entendre cette question. »

Je fixai les yeux durs de Reinhardt, un large sourire aux lèvres. « Je cherche simplement ma sœur, Nikki. »

L’Arabe haussa les épaules et transmit l’information. Je vis Reinhardt cligner les yeux et esquisser un geste avant de se reprendre. Il dit quelque chose au vieux fellah. « Il n’y a personne de ce nom, ici, m’indiqua l’Arabe. Il n’y a pas une seule femme dans cette maison.

— Je suis certain que ma sœur est ici, insistai-je. C’est une question d’honneur pour ma famille. » J’avais pris l’air menaçant ; l’Arabe écarquilla les yeux.

Reinhardt hésita. Il ne savait pas s’il devait me claquer la porte au nez, en fin de compte, ou répercuter le problème au-dessus de lui. Je l’avais pris pour un pleutre ; j’avais raison. Il n’avait pas envie d’assumer la responsabilité de la décision, aussi accepta-t-il de me guider à l’intérieur de cette demeure fraîche et luxueusement meublée. Je n’étais pas mécontent de quitter ce soleil torride. Le vieil Arabe disparut, retourné à ses occupations. Reinhardt ne daigna même pas m’adresser un regard ou une parole ; il se contenta de s’enfoncer plus avant dans les profondeurs de la villa et je le suivis. Nous parvînmes devant une autre lourde porte, celle-ci d’un bois dur et sombre au grain fin. Reinhardt frappa ; une voix rogue se fit entendre et Reinhardt répondit. Il y eut un bref silence puis la voix rauque donna un ordre. Reinhardt tourna le bouton, entrouvrit à peine le battant et s’éloigna. J’entrai, en reprenant mon air d’Arabe abruti. Je pressai les mains en une mimique suppliante et inclinai plusieurs fois la tête pour faire bonne mesure. « Vous êtes Son Excellence ? » demandai-je en arabe.