J’avais devant moi un homme chauve, massif, aux traits grossiers, la soixantaine, avec un mamie et deux ou trois papies branchés sur son crâne luisant de sueur. Assis derrière un bureau encombré, il avait un téléphone dans une main et un lourd lance-aiguille d’acier bleui dans l’autre. Il me sourit.
« Faites-moi, je vous prie, le plaisir de vous rapprocher », me dit-il dans un arabe sans accent ; c’était sans doute un papie linguistique qui parlait pour lui.
Je m’inclinai de nouveau. J’essayais de réfléchir mais j’avais l’esprit comme un parchemin vierge. Les pistolets à aiguille ont tendance à me faire cet effet, parfois. « Ô excellent homme, commençai-je, j’implore ton pardon pour m’immiscer ainsi.
— Au diable les “Excellences“. Dis-moi pourquoi tu es ici. Tu sais qui je suis. Tu sais que je n’ai pas de temps à perdre. »
Je sortis de mon sac à bandoulière la lettre de Nikki et la lui donnai. Je me disais qu’il aurait vite fait le point.
Il la lut entièrement puis il reposa le téléphone – mais pas son arme. « Tu es Marîd, alors ? » Il ne souriait plus.
« J’ai ce privilège.
— Ne fais pas le malin avec moi. Assieds-toi sur cette chaise. » Du canon de son arme, il me fit m’écarter. « J’ai entendu deux ou trois choses sur ton compte.
— Par Nikki ? »
Seipolt secoua la tête. « Ici et là-bas, en ville. Tu sais comme les Arabes aiment jaser. »
Je souris. « J’ignorais que j’avais une telle réputation.
— Il n’y a pas de quoi être si fier, mon gars. Bien, qu’est-ce qui te porte à croire que cette Nikki, qui qu’elle puisse être, se trouve ici ? Cette lettre ?
— Ta demeure me semblait un bon point pour commencer mes recherches. Si elle n’est pas ici, pourquoi ton nom apparaît-il avec tant d’insistance dans ses plans ? »
Seipolt avait l’air sincèrement surpris. « Je n’en ai pas la moindre idée, et c’est la vérité. Je n’ai jamais entendu parler de ta Nikki et elle ne m’intéresse pas le moins du monde. Comme mon personnel pourra l’attester, cela fait des années qu’aucune femme ne m’a intéressé…
— Nikki n’est pas n’importe quelle femme, repris-je. C’est une simulation de femme bâtie sur un châssis de garçon retaillé sur mesure. Peut-être est-ce là ce qui a titillé ton intérêt durant toutes ces années. »
L’expression de Seipolt trahit l’impatience. « Je vais être direct, Audran. Je n’ai plus l’appareillage nécessaire pour être sexuellement intéressé par quiconque ou quoi que ce soit. Je n’éprouve plus le désir de voir cet état rectifié. J’ai découvert que je préférais les affaires. Versten’ ? »
J’acquiesçai. « Je ne pense pas que tu m’autoriseras à fouiller ta superbe demeure. Je n’ai pas besoin de te déranger dans ton travail : ne t’occupe pas de moi, je serai aussi silencieux qu’un Djerboa.
— Non, répondit-il. Les Arabes sont voleurs. » Son sourire s’agrandit lentement en un affreux rictus.
Je ne suis pas volontiers persifleur, aussi laissai-je passer. « Puis-je récupérer la lettre ? » Seipolt haussa les épaules ; je m’approchai du bureau et récupérai le billet de Nikki, le fourrai de nouveau dans mon sac. « Import-export ? » demandai-je.
Seipolt eut l’air surpris. « Oui », dit-il. Il consulta une pile de connaissements.
« Un domaine particulier ou bien l’assortiment habituel ?
— Quelle putain de différence cela te fait-il que je…»
J’attendis qu’il fût parvenu au milieu de sa phrase outragée puis, de la main gauche, je lui frappai vivement l’intérieur du bras droit, écartant ainsi le canon de son lance-aiguille, et claquai son visage blanc et potelé de la main droite. Ensuite, je raffermis mon étreinte sur son poignet gauche. Nous luttâmes de la sorte en silence pendant un moment. Il était toujours assis et je le dominais, en équilibre, profitant de ma force d’inertie et de l’effet de surprise. Je lui tordis le poignet vers l’extérieur, forçant les os de son avant-bras. Il grommela, laissa échapper sur le bureau son arme que, de ma main libre, je balayai d’un geste à l’autre bout de la pièce. Il ne fit rien pour la récupérer. « J’en ai d’autres, dit-il doucement. J’ai des alarmes pour appeler Reinhardt et le reste du personnel.
— Je n’en doute aucunement », dis-je, sans relâcher mon emprise sur son poignet. Je sentais mon petit penchant sadique commencer à goûter la situation. « Parle-moi de Nikki.
— Elle n’a jamais été ici, je ne sais fichtre rien d’elle, dit Seipolt qui commençait à souffrir. Tu peux braquer le pistolet sur moi, on peut se bagarrer tout autour de la pièce, tu pourras battre mes hommes, fouiller toute la maison. Bon Dieu, je ne sais même pas qui est ta fameuse Nikki ! Bordel, si tu ne me crois pas maintenant, il n’y a pas une putain de chose au monde que je puisse dire qui te fera changer d’avis. Alors maintenant, voyons voir si tu es si futé que ça.
— Quatre personnes au moins ont reçu cette même lettre, dis-je, pensant tout haut. Deux d’entre elles sont mortes à présent. Peut-être que la police pourra retrouver ici un indice quelconque, même si moi je ne peux pas.
— Lâche-moi le poignet. » Le ton était glacial, impérieux. Je le relâchai ; de toute manière, je ne voyais plus l’intérêt de le retenir encore. « Allez, vas-y, appelle les flics. Qu’ils viennent fouiller. Qu’ils te persuadent, eux. Ensuite, quand ils seront repartis, je te jure que je te ferai regretter d’avoir mis les pieds chez moi. Si tu ne sors pas de mon bureau sur-le-champ, espèce d’idiot mal dégrossi, tu risques de ne pas avoir une autre chance à saisir. Versten’ ? »
« Idiot mal dégrossi », était une insulte répandue dans le Boudayin et difficilement traduisible. Je doutais qu’elle fît partie du vocabulaire du papie de Seipolt ; ça m’amusait qu’il ait piqué l’expression à la faveur de ses années en notre compagnie.
Je jetai un bref coup d’œil au pistolet à aiguille, toujours par terre sur la moquette à trois ou quatre mètres de moi. J’aurais bien aimé l’embarquer mais ça aurait fait mauvais genre. Je n’allais quand même pas le ramasser pour lui, malgré tout ; qu’il demande à Reinhardt de le faire. « Merci pour tout », dis-je, l’air aimable. Puis j’adoptai mon expression crétine d’Arabe très respectueux « Je te suis fort obligé, ô Excellent Maître. Que ta journée soit heureuse, que demain te voie t’éveiller en pleine santé ! » Seipolt se contenta de me fixer haineusement. Je m’éloignai à reculons – non par prudence mais uniquement pour exagérer la courtoisie arabe avec laquelle je le raillais. Je franchis la porte du bureau et la refermai doucement. Puis je fixai de nouveau Reinhardt au fond des yeux. Je souris et lui fis la révérence ; il me reconduisit à la sortie. Je marquai un arrêt avant la porte pour admirer quelques étagères garnies de diverses œuvres d’art des plus rares : objets précolombiens, verres Tiffany, cristaux de Lalique, icônes russes, fragments de statues antiques égyptiennes et grecques. Parmi ce fatras d’époques et de styles, il y avait une bague, obscure et pas spécialement remarquable, un simple anneau d’argent incrusté de lapis-lazuli. J’avais déjà vu cet anneau, autour de l’un des doigts de Nikki quand elle jouait interminablement avec ses boucles de cheveux. Reinhardt m’étudiait avec trop d’attention ; j’avais envie de m’emparer de la bague mais c’était impossible.
À la porte, je pivotai et voulus servir à Reinhardt quelque formule de gratitude en arabe mais il ne m’en laissa pas l’occasion : cette fois, avec un soulagement manifeste, ce salaud d’Aryen blond me claqua la porte à la volée, manquant de peu me briser le nez. Je redescendis l’allée gravillonnée, perdu dans mes pensées. Je remontai dans le taxi de Bill. « À la maison, dis-je.