— Hein ? grogna celui-ci. Joue dur, défonce-toi, fais-toi mal. Tiens, facile à dire pour lui, le fils de pute. Et voilà la meilleure ligne défensive de l’histoire qui attend que je magne mon petit cul rose, qui attend que je m’arrache la tête pour qu’il me fasse une passe, d’ac ? “Le sacrifice.” Alors, moi, j’espérais bien qu’ils se lanceraient dans un jeu ouvert, le temps pour moi de rebecqueter ; mais non, pas aujourd’hui. Le trois-quarts arrière était un afrit, il n’avait qu’une apparence d’être humain. Mais je l’avais parfaitement repéré. Quand il l’a transmis, le ballon était brûlant comme des charbons ardents. J’aurais dû deviner qu’il y avait un truc zarbi, même déjà. Des démons de feu. Un petit poil de soufre et de fumée, tu vois, et l’arbitre voit pas quand ils s’en prennent à ton masque. Les afrits trichent. Les afrits veulent que tu saches quel effet ça fera après que tu seras mort, quand ils pourront te faire subir tout ce qu’ils voudront. Ils aiment bien jouer comme ça avec ton esprit. Les afrits. Z’ont pas arrêté de faire des plaquages tout l’après-midi. Brûlants comme l’enfer.
— On rentre à la maison, Bill », répétai-je, plus fort.
Il se tourna pour me regarder puis grommela : « Tiens, facile à dire, pour toi. » Puis il fit démarrer son vieux taxi et sortit en marche arrière de l’allée de Seipolt.
Durant le trajet de retour au Boudayin, j’appelai le numéro du lieutenant Okking. Je lui parlai de Seipolt et du message de Nikki. Il ne parut pas très intéressé. « Seipolt n’est rien, me dit-il. C’est un riche rien du tout débarqué de la Neu-Deutschland réunifiée.
— Nikki était morte de trouille, Okking.
— Elle vous a probablement menti, à vous comme aux autres, dans ces lettres. Elle a menti sur sa destination véritable, pour quelque raison. Puis ça n’a pas marché comme elle l’avait prévu, alors elle a essayé de vous contacter. Celui avec qui elle s’était enfuie, quel qu’il soit, ne l’a pas laissée terminer. » Je l’entendis presque hausser les épaules. « Elle n’a pas fait quelque chose de très futé, Marîd. Probable qu’elle a déjà dû en baver à cause de ça, parce que Seipolt n’y est pour rien.
— Seipolt est peut-être un rien du tout, observai-je, amèrement, mais il ment fort bien sous la contrainte. Avez-vous découvert quelque chose au sujet du meurtre de Devi ? Un rapport quelconque avec l’assassinat de Tamiko ?
— Il n’y a probablement aucun rapport, mon vieux, quelle que soit votre envie qu’il y en ait, à vous et à vos collègues truands. Les Sœurs Veuves noires font partie de ces gens qui se font assassiner, point final. Ce qu’elles cherchent, elles le trouvent. Simple coïncidence que ces deux-là se soient fait oblitérer presque en même temps.
— Quel genre d’indices avez-vous découvert chez Devi ? »
Bref silence. « Diable, Audran, tout d’un coup je me trouve un nouveau partenaire ? Mais pour qui vous prenez-vous, bordel de merde ? Qu’est-ce qui vous prend de m’interroger ? Comme si vous ne saviez pas que je ne peux pas discuter d’enquête policière avec vous, comme ça, même si je le voulais, ce qui n’est certainement pas le cas. Foutez le camp, Marîd. Vous portez la poisse. » Puis il coupa la communication.
Je rangeai le téléphone dans mon sac et fermai les yeux. Le trajet du retour jusqu’au Boudayin était long, torride et poussiéreux. Il aurait été tranquille, s’il n’y avait pas eu le constant monologue de Bill ; et il aurait été confortable s’il n’y avait pas eu son taxi agonisant. Je songeais à Seipolt et Reinhardt ; à Nikki et aux sœurs ; à l’assassin de Devi, quel qu’il soit ; au pervers cinglé qui avait torturé Tamiko, quel qu’il soit. Rien de tout cela n’avait de sens pour moi.
Okking venait à l’instant de me dire la même chose : ça n’avait pas de sens parce qu’il n’y avait aucune logique. On ne trouve pas de mobile à un meurtre gratuit. Je venais simplement de prendre conscience de la violence gratuite au milieu de laquelle je vivais depuis des années, élément de celle-ci, inconscient de son existence et m’en croyant immunisé. Mon esprit essayait d’embrasser les événements sans relations de ces derniers jours pour les faire entrer dans un cadre, comme on dessine des guerriers et des bêtes mythiques à partir des étoiles essaimées dans le ciel nocturne. Quête absurde et vaine ; pourtant, l’esprit humain se cherche toujours des explications. Il exige de l’ordre et seul quelque chose comme le RPM ou la soléine peut calmer cette exigence impérieuse ou, à tout le moins, distraire l’esprit avec autre chose.
Voilà qui me paraissait une super idée. Je sortis ma boîte à pilules et avalai quatre soléines. Je ne me fatiguai pas à en proposer à Bill ; il avait payé d’avance et, de toute façon, il avait déjà sa projection privée.
Je lui demandai de me déposer à la porte orientale du Boudayin. La course coûtait trente kiams ; je lui en donnai quarante. Il contempla l’argent un long moment avant de le prendre et le fourrer dans sa poche de chemise. Puis il leva les yeux sur moi comme s’il ne m’avait jamais vu. « Tiens, facile à dire, pour toi », murmura-t-il.
J’avais besoin d’apprendre deux ou trois choses, aussi me rendis-je directement vers une modulerie sur la Quatrième Rue. La modulerie était tenue par une vieille bonne femme pleine de tics qui avait été l’une des premières à se faire bidouiller le cerveau. Je crois que les chirurgiens devaient avoir un poil raté leur coup, toujours est-il que Laïla vous donnait envie de fuir au plus vite sa présence. Elle était incapable de vous parler sans gémir. Elle inclinait la tête et vous fixait comme une espèce de mollusque terrestre que vous vous apprêteriez à écraser. On se prenait effectivement parfois des envies de l’écrabouiller mais elle était trop vive. Elle avait de longs cheveux gris emmêlés ; les sourcils gris et broussailleux ; des yeux jaunes ; des lèvres exsangues cachant mal des mâchoires dépeuplées ; une peau noire, squameuse, rugueuse ; et les doigts crochus, griffus d’une vraie sorcière. Elle avait un mamie d’un genre ou d’un autre branché à longueur de journée mais sa propre personnalité – qui n’avait rien de sympathique – en suintait en permanence, comme si le mamie n’excitait pas les neurones convenables, ou bien n’en excitait pas assez, ou pas suffisamment. Résultat, vous aviez droit à Janis Joplin avec des éclairs parasites de Laïla, vous aviez la marquise Joséphine Rose Kennedy avec le gémissement nasal de Laïla, mais c’était sa boutique et sa marchandise et si vous n’aviez pas envie de vous la carrer, personne ne vous empêchait d’aller voir ailleurs.
J’allai voir Laïla parce que, même si je n’étais pas câblé, elle me laissait « emprunter » n’importe quel mamie ou papie de son stock en se le branchant dessus. Si j’avais besoin de faire un peu de recherche, j’allais voir Laïla en espérant qu’elle ne déformerait pas ce que je cherchais à apprendre d’une quelconque manière létale.
Cet après-midi, elle était elle-même, avec juste un périphérique de comptabilité et un autre de gestion d’inventaire branchés sur ses connecteurs. C’était déjà la période des bilans ; comme les mois passent vite quand on prend plein de drogues.
« Laïla », appelai-je. Elle ressemblait tellement à la vieille sorcière de Blanche-Neige qu’elle vous en coupait le sifflet. Laïla était la seule personne avec qui on évitait tout bavardage inutile, quoi qu’on voulût lui demander.
Elle leva les yeux, les lèvres marmottant chiffres de stock, quantités, hausses et baisses. Elle hocha la tête.
« James Bond, ça te dit quelque chose ? » lui demandai-je.