Elle posa son micro enregistreur et le coupa. Elle resta quelques secondes à me fixer, les yeux de plus en plus ronds, puis elle plissa les paupières. Elle parvint à siffler mon nom : « Marîd…»
Je répétai ma question : « James Bond, ça te dit quelque chose ?
— Vidéos, livres, fantasmes de puissance du XXe siècle. Espionnage, ce genre d’activité. Il était irrésistible pour les femmes. Tu veux être irrésistible ? me siffla-t-elle, suggestive.
— Ça, j’y travaille tout seul, merci. Je veux simplement savoir si quelqu’un t’a acheté un mamie James Bond, récemment.
— Non, ça j’en suis sûre. J’en ai même plus en stock depuis un sacré bout de temps. James Bond, c’est plutôt de l’histoire ancienne, Marîd. Les gens cherchent à prendre leur pied ailleurs. Les histoires d’espionnage, c’est trop vieux jeu. » Dès qu’elle cessait de parler, des chiffres se formaient sur ses lèvres, les papies continuant à parler directement à son cerveau.
Je connaissais James Bond parce que j’avais lu les livres – de vrais bouquins, en papier. Enfin, j’en avais lu quelques-uns, quatre ou cinq. Bond était un mythe eur-am, comme Tarzan ou Johnny Carson. J’aurais bien aimé que Laïla ait un mamie Bond ; ça aurait pu m’aider à comprendre comment pensait l’assassin de Devi. Je hochai la tête ; quelque chose me titillait à nouveau l’esprit…
Je tournai le dos à Laïla et quittai sa boutique. J’avisai l’affiche holographique qui jouait sur le trottoir devant sa vitrine. C’était Honey Pilar. Elle avait l’air d’avoir trois mètres de haut, et elle était absolument nue. Quand vous êtes Honey Pilar, c’est le seul costume qui vous aille. Elle faisait courir ses mains lascives sur son corps superlumineusement sexy. Elle écarta d’un mouvement de tête ses cheveux pâles de devant ses yeux verts et me fixa. Elle fit glisser le petit bout rose de sa langue sur ses lèvres appétissantes, étonnamment pleines. Je restai planté là à fixer l’holoporno, fasciné. C’était le but de la manœuvre et elle y réussissait parfaitement. À la lisière de ma conscience, je savais que d’autres hommes et femmes s’étaient immobilisés sur place, les yeux rivés dessus, eux aussi. Puis Honey parla. Sa voix, électroniquement trafiquée pour envoyer des frissons de désir dans mon corps déjà envahi de lubricité, m’évoqua des désirs adolescents oubliés depuis des années. J’avais la bouche sèche ; le cœur qui battait la chamade.
L’hologramme vendait le nouveau mamie de Honey, celui que possédait déjà Chiri. Si j’en achetais un pour Yasmin…
« Mon mamie m’attend, outre-océan », susurra Honey d’une voix de gorge, en pastichant le classique « My Bonnie », tandis que ses mains glissaient avec langueur sur les courbes avantageuses de ses seins parfaits…
« Il m’attend sur la rive opposée…», confia-t-elle, tandis que ses ongles ardents caressaient son ventre plat, cherchant encore, cherchant toujours…
« Mon mamie m’attend outre-océan / Maintenant, la baise, il connaît ! » Elle était en extase, les yeux mi-clos. Sa voix devint un gémissement haletant, implorant la poursuite du plaisir. C’était moi qu’elle implorait, tandis que ses mains glissaient enfin, disparaissant entre ses cuisses bronzées.
Tandis que l’hologramme se dissolvait en fondu, une autre voix de femme, en superposition, précisait les caractéristiques techniques et le prix du produit. « N’avez-vous pas essayé les aides maritales modulaires ? Vous servez-vous encore d’un holoporno ? Dites voir, si utiliser une capote, ça vous fait l’effet d’embrasser votre sœur, alors un holoporno, ça doit vous faire l’effet d’embrasser une photo de votre sœur ! Pourquoi reluquer un holo de Honey Pilar quand avec son nouveau mamie vous pouvez vous envoyer en l’air avec elle, aussi souvent que vous voulez, chaque fois que vous voulez ! Allez ! Offrez à votre petit(e) ami(e) le nouveau mamie Honey Pilar dès aujourd’hui ! Les aides maritales modulaires ne sont vendues qu’en nouveauté ! »
La voix s’évanouit, me laissant reprendre mes esprits. Les autres spectateurs, également libérés, se remirent à vaquer à leurs affaires, titubant légèrement. Je me tournai vers la Rue, songeant d’abord à Honey Pilar, puis au mamie que j’offrirais à Yasmin en cadeau d’anniversaire (aussitôt que possible, en anniversaire de n’importe quoi. Au diable les prétextes) et enfin, en dernier, au truc qui n’avait cessé de me turlupiner. Ça m’était venu à l’esprit juste après que j’avais parlé à Okking de la fusillade dans la boîte de Chiriga, et de nouveau, encore aujourd’hui :
Un tueur qui aurait envie de s’amuser un peu n’aurait jamais utilisé un mamie James Bond. Non, un module James Bond était trop spécialisé, trop stérile. James Bond ne tirait aucun plaisir à tuer les gens. Si quelque psychotique voulait se servir d’un module d’aptitude mimétique pour l’aider à perpétrer ses meurtres, il aurait pu choisir n’importe lequel parmi une douzaine de gredins disponibles au catalogue. Sans parler des mamies pirates, qu’on ne vendait pas dans les boutiques respectables : pour un joli tas de kiams, on pouvait sans doute mettre la main sur un mamie de Jack l’Éventreur. Il existait des mamies de personnages imaginaires ou réels, enregistrés directement à partir du cerveau ou bien reconstitués par d’habiles programmeurs. J’étais malade rien qu’à songer à tous ces pervers qui cherchaient des mamies illicites, et à ce fructueux marché parallèle qui les approvisionnait en modules Charles Manson, Nosferatu ou Heinrich Himmler.
J’étais certain que, quel qu’il soit, celui qui avait utilisé le module Bond, l’avait fait pour une raison différente, sachant à l’avance qu’il ne lui procurerait pas beaucoup de plaisir. Ce n’était pas en effet le plaisir qu’avait recherché le faux James Bond. Son objectif n’avait pas été l’excitation mais l’exécution.
La mort de Devi – et, bien entendu, celle du Russe –, n’avaient pas été l’œuvre d’un boucher fou issu des rebuts de la société. Les deux meurtres avaient été, en fait, des assassinats. Des assassinats politiques.
Seulement, Okking ne voudrait rien entendre de tout cela sans preuve. Et je n’en avais aucune. Je n’étais moi-même pas certain du sens exact de tout cela. Quel rapport pouvait-il exister entre Bogatyrev, petit fonctionnaire à la légation d’un royaume d’Europe oriental indigent et faible, et Devi, l’une des Sœurs Veuves noires ? Les deux univers n’avaient aucun point commun.
J’avais besoin de plus d’informations, mais j’ignorais d’où elles pourraient venir. Je me surpris à me diriger quelque part d’un pas décidé. Vers où ? me demandai-je. L’appartement de Devi, bien sûr. Les hommes d’Okking seraient encore en train de passer les lieux au peigne fin, à la recherche d’indices. Il y aurait des barrières, un cordon de balisage assorti de panneaux POLICE / ACCÈS INTERDIT. Il y aurait…
Rien. Ni barrière, ni cordon, ni flics. Il y avait une lumière à la fenêtre. Je me dirigeai vers les volets verts qui fermaient normalement l’entrée. Ils étaient grands ouverts, de sorte que le vestibule de Devi était parfaitement visible du trottoir. À quatre pattes, un Arabe d’âge mûr était en train de repeindre une cloison. Nous nous saluâmes ; il voulait savoir si je désirais louer l’appartement ; celui-ci serait remis en état d’ici deux jours. Voilà tout l’éloge funèbre auquel avait droit Devi. Voilà qui résumait les efforts accomplis par Okking pour retrouver l’assassin. Comme dans le cas de Tami, les autorités n’avaient guère de temps à consacrer à Devi. Les deux femmes n’avaient pas été de bonnes citoyennes ; elles n’avaient pas mérité le droit à la justice.
Je parcourus du regard le pâté de maisons. Toutes celles situées de ce côté de la rue étaient identiques : des maisonnettes basses, chaulées, au toit plat, avec des portes et des fenêtres obturées par des volets verts. Nul endroit où un « James Bond » aurait pu se dissimuler pour assaillir Devi. Il n’aurait pu se cacher qu’à l’intérieur même de son appartement, pour la surprendre au retour du boulot ; ou alors, l’attendre quelque part à proximité. Je traversai la vieille rue pavée. De l’autre côté, certaines maisons possédaient des vérandas basses munies de balustrades en fer. J’allai m’asseoir, juste en face de la maison de Devi, sur les degrés supérieurs de l’escalier et parcourus les lieux du regard. Par terre devant moi, à droite des marches, j’avisai plusieurs mégots de cigarette. Quelqu’un s’était assis sous cette véranda, un fumeur ; peut-être l’occupant de cette maison, et peut-être pas. Je m’accroupis pour examiner les mégots. Tous portaient trois anneaux dorés autour du filtre.