J’entendis Sonny pousser un petit cri, un gémissement étouffé, gargouillant et surpris. Saïed lui avait tailladé la poitrine, sectionnant quelques grosses artères ; le sang jaillissait par saccades dans tous les sens, plus de sang qu’on ne l’imaginerait possible dans le corps d’un seul individu. Sonny tituba d’un pas sur la gauche, puis avança de deux et s’écroula sur la table. Il gronda, tressaillit, se débattit deux ou trois fois puis glissa finalement jusqu’au sol. Nous avions tous les yeux fixés sur lui. Joie n’avait plus ouvert la bouche. Saïed n’avait pas bougé ; il était encore dans la même position qu’il avait au moment où son couteau avait ouvert le cœur de Sonny. Il se redressa avec lenteur, laissant retomber son bras armé le long du corps. Il respirait pesamment, bruyamment. Il se retourna, s’empara de sa bière ; il avait les yeux vitreux et dépourvus d’expression. Il était trempé de sang. Les cheveux, le visage, les vêtements, les mains, les bras : il était entièrement recouvert du sang de Sonny. Il y en avait plein la table. Nous en avions plein sur nous. J’en étais quasiment imbibé. Il m’avait fallu un moment mais je prenais conscience à présent de la quantité de sang que j’avais en moi et j’étais horrifié. Je me levai, essayant d’écarter de ma poitrine ma chemise maculée. Joie se mit à hurler et à hurler encore ; quelqu’un s’avisa enfin de lui flanquer une ou deux claques et elle la boucla. Finalement, Fatima appela Nassir, dans l’arrière-salle, et ce dernier appela les flics. Nous allâmes simplement nous installer à une autre table. La musique s’arrêta, les filles regagnèrent les vestiaires, les clients s’éclipsèrent du bar avant l’arrivée des flics. Mahmoud alla voir Fatima et nous ramena un pichet de bière.
Le sergent Hadjar prit tout son temps pour venir constater les dégâts. Quand il arriva enfin, je découvris avec surprise qu’il s’était déplacé seul. « C’est quoi, ça ? » demanda-t-il en indiquant le corps de Sonny de la pointe de sa botte.
« Un maquereau froid, dit Jacques.
— Refroidis, y se ressemblent tous », constata Hadjar. Puis il remarqua les éclaboussures de sang partout. « Baraqué, hein ?
— C’était Sonny, indiqua Mahmoud.
— Oh ! cet enculé…
— Il est mort pour trente malheureux kiams », dit Saïed en hochant la tête, incrédule.
Hadjar parcourut la salle du regard, pensif, puis il me fixa droit dans les yeux. « Audran, fit-il en étouffant un bâillement. Venez donc avec moi. » Il se retourna pour sortir du bar.
« Moi ? m’écriai-je. Mais j’ai rien à voir avec tout ça !
— Avec quoi ? demanda Hadjar, intrigué.
— Avec cette boucherie.
— Au diable la boucherie. Faut que vous veniez avec moi. » Il me conduisit à son véhicule de patrouille. Il se foutait complètement du meurtre. Si un de ces salauds de touristes pleins aux as se fait rectifier, la police se casse le cul à relever des empreintes, mesurer des angles, interroger tout le monde vingt ou trente fois. Mais que quelqu’un poinçonne ce gorille de marlou borgne, ou Tami, ou Devi, et les flics prennent l’air aussi ennuyé qu’un bœuf sur une colline. Hadjar n’allait pas interroger qui que ce soit, ou prendre des clichés ou faire quoi que ce soit. Ça ne valait pas la perte de temps. Pour les services officiels, Sonny n’avait jamais eu que ce qu’il méritait ; dans l’optique de Chiraga, « les règlements de comptes, c’est la merde ». La police n’en avait rien à cirer que l’ensemble de Boudayin se décimât tout seul, un dégénéré après l’autre.
Hadjar m’enferma sur la banquette arrière puis il se glissa derrière le volant. « Vous m’arrêtez ?
— La ferme, Audran.
— Merde, vous m’arrêtez, fils de pute ?
— Non. »
Ça me coupa le sifflet. « Alors, qu’est-ce que vous foutez à me retenir ? Je vous ai dit que j’avais rien à voir avec ce meurtre dans le bar. »
Hadjar se retourna : « Bon, tu vas m’oublier ce maquereau, oui ? Ça n’a rien à voir.
— Où m’emmenez-vous ? »
Hadjar se retourna une nouvelle fois pour m’adresser un sourire sadique. « Papa veut te causer. »
Je me sentis glacé. « Papa ? » J’avais vu Friedlander bey ici ou là, je savais tout de lui mais je n’avais jamais encore été appelé à comparaître devant lui.
« Et d’après ce que j’ai entendu, Audran, il est dans une rage noire. L’aurait mieux valu pour toi que je te coffre pour meurtre…
— En rage ? Après moi ? Pourquoi ? »
Hadjar se contenta de hausser les épaules. « J’en sais rien. On m’a simplement dit d’aller te chercher. À Papa de fournir ses explications. »
C’est à cet instant précis de peur et de menaces croissantes, que les triamphés décidèrent d’agir, accroissant encore mes palpitations. La soirée avait pourtant débuté si agréablement. J’avais gagné quelques sous, je m’apprêtais à goûter un agréable repas et Yasmin allait de nouveau passer la nuit. Au lieu de ça, je me retrouvais à l’arrière d’une voiture de flics, la chemise et le jean encore humides du sang de Sonny, le visage, les bras pris de démangeaisons parce qu’il commençait à sécher, et enfin, parti pour un rendez-vous menaçant avec Friedlander bey qui possédait tout et tout le monde. J’étais sûr que c’était pour quelque histoire comptable mais sans pouvoir imaginer laquelle. J’avais toujours bien fait attention à ne pas lui marcher sur les pieds. Hadjar refusa de m’en dire plus ; il se contenta de m’adresser un sourire carnivore en ajoutant qu’il ne voulait pas être dans mes pompes. Je n’avais pas non plus envie d’y être, mais c’est malheureusement où j’ai tendance à me trouver trop souvent, ces temps derniers. « C’est la volonté d’Allah », murmurai-je, anxieux. Plus près de Toi, mon Dieu.
8.
Friedlander bey vivait dans une imposante demeure blanche, flanquée de tours qu’on aurait presque pu qualifier de palais. C’était un vaste domaine sis au milieu de la ville, à deux pâtés de maisons seulement du quartier chrétien. Je ne crois pas que personne d’autre possédait une telle étendue de terrain clos. La maison de Papa faisait passer celle de Seipolt pour une tente badawi. Mais le sergent Hadjar ne me conduisait pas à la propriété de Papa : il allait dans la mauvaise direction. Je le lui fis remarquer, à ce salaud.
« C’est moi qui conduis », répondit-il d’une voix aigre. Il m’appelait « il-Maghrib », Maghrîb veut dire couchant mais c’est également le terme qui recouvre cette vague et vaste partie de l’Afrique du Nord, vers l’ouest, d’où proviennent les idiots non civilisés – Algériens, Marocains, et autres créatures semi-humaines dans ce genre. J’ai des tas de copains qui m’appellent il-Maghrib ou bien Maghrebi, et dans leur cas ce n’est qu’un surnom, une épithète ; quand Hadjar en faisait usage, c’était clairement une insulte.
« La maison est dans la direction opposée, à quatre kilomètres d’ici.
— Comme si je le savais pas ? Par le Christ, comme j’aimerais te tenir un quart d’heure au poteau, menottes aux poings.
— Mais par la terre verdoyante et fertile d’Allah, où est-ce que vous m’emmenez ? »
Hadjar refusa de répondre à toute autre question, aussi renonçai-je pour regarder plutôt défiler la cité. Comme chauffeur, Hadjar n’était pas sans rappeler Bill : avec lui, on n’apprenait pas grand-chose et l’on n’était pas certain de sa destination ni du moyen d’y parvenir.