— Aux alentours de huit heures trente.
— Et tu es resté dans ce café jusqu’à minuit ? »
J’essayai de me remémorer la soirée de la veille. « Il était environ minuit et demi quand nous avons tous quitté le Réconfort pour nous rendre à La Lanterne rouge. Sonny s’est fait poignarder quelque part entre une heure et une heure et demie, je dirais.
— Le vieil Ibrihim du Réconfort ne contredirait pas ta version ?
— Non, sûrement pas. »
Papa se retourna pour adresser un signe de tête au Roc parlant, derrière lui. Le Roc se servit du téléphone de la chambre. Peu après, il revint à la table et murmura quelque chose à l’oreille de Papa. Ce dernier soupira. « Je suis bien content pour toi, mon neveu, que tu aies un alibi pour ces heures. Abdoulaye est mort entre dix et onze heures du soir. J’accepte que tu n’aies pas tué mon ami.
— Loué soit Allah le Protecteur, dis-je doucement.
— Je vais donc te révéler comment il est mort. Son corps a été trouvé par mon subordonné, Hassan le Chiite. Abdoulaye Abou-Saïd a été assassiné de la façon la plus vile, mon neveu. J’hésite à la décrire, de peur que quelque esprit malin n’y trouve l’idée de me réserver le même sort. »
Je récitai la formule de superstition de Yasmin et cela plut au vieil homme. « Puisse Allah te préserver, mon neveu, me dit-il. Abdoulaye gisait dans le passage derrière la boutique d’Hassan, la gorge tranchée et recouvert de sang. Il y en avait néanmoins fort peu sur la chaussée ; on l’avait donc assassiné quelque part ailleurs puis traîné jusqu’à l’endroit où Hassan l’a découvert. D’horribles signes révélaient qu’il avait été brûlé à maintes reprises, à la poitrine, aux bras, aux jambes, au visage, même sur les organes de la génération. Quand la police a examiné le corps, Hassan a appris que le chien répugnant qui avait assassiné Abdoulaye avait auparavant usé du corps de mon ami comme de celui d’une femme, dans la bouche et dans le vase interdit des sodomites. Hassan était complètement bouleversé et il a fallu le placer sous calmants. » Ce disant, Papa semblait également fort agité, comme s’il n’avait jamais vu ou entendu quelque chose d’aussi hallucinant. Je savais qu’il avait l’habitude de la mort, qu’il avait indirectement causé celle de plusieurs personnes et que d’autres encore étaient mortes à cause de leurs relations avec lui. Le cas d’Abdoulaye, en revanche, l’affectait de manière passionnelle. Ce n’était pas vraiment l’assassinat ; c’était ce mépris absolu, terrifiant, pour le plus élémentaire code de conscience. Le tremblement des mains de Friedlander avait encore empiré.
« Tamiko a été tuée de la même manière », observai-je.
Papa me regarda, incapable de parler pendant un moment. « Comment se fait-il que tu sois en possession de cette information ? »
Je sentais bien qu’il caressait de nouveau l’idée que je puisse être responsable de ces assassinats. Je lui semblais disposer de faits et de détails qui autrement auraient dû me rester inconnus. « C’est moi qui ai découvert le corps de Tami, lui expliquai-je. Et qui ai prévenu le lieutenant Okking. »
Papa acquiesça et baissa de nouveau les yeux. « Je ne puis te dire à quel point je suis empli de haine. J’en ai mal. J’ai essayé de maîtriser ce genre de sentiments, essayé de vivre miséricordieusement, en homme prospère, si telle est la volonté d’Allah, et de le remercier de ma richesse, lui rendre honneur en ne nourrissant jamais ni colère ni jalousie. Et néanmoins, on me force toujours la main, quelqu’un essaie toujours de mettre à l’épreuve ma faiblesse. Je suis obligé de réagir durement ou bien de perdre tout ce à quoi mes efforts m’ont permis d’aboutir. Je ne désire que la paix et ma récompense est le ressentiment. Je serai vengé de cet abominable boucher, mon neveu ! Cet exécuteur fou qui profane l’œuvre sainte d’Allah va mourir ! Par la barbe sacrée du Prophète, j’aurai ma vengeance ! »
J’attendis un moment, qu’il se soit un peu calmé. « Ô cheikh, lui dis-je, il y a eu deux personnes tuées par des balles en plomb et deux qui ont été torturées puis égorgées de manière identique. Je crois qu’il risque d’y en avoir d’autres. J’étais en ce moment à la recherche d’une amie qui a disparu. Elle vivait avec Tamiko et m’a transmis un message terrifié. Je crains pour sa vie. »
Papa me regarda, l’air renfrogné, puis marmonna : « Je n’ai pas de temps à perdre avec tes soucis. » Il était encore préoccupé par l’outrage que représentait la mort d’Abdoulaye. Par certains cotés, de son point de vue, c’était encore plus terrifiant que ce que le même assassin avait fait subir à Tamiko. « J’étais prêt à croire que tu en étais le responsable, mon neveu ; si tu n’avais pas prouvé ton innocence, tu serais mort, dans cette chambre même, d’une mort lente et terrible. Je remercie Allah qu’une telle injustice ne se soit pas produite. Tu semblais la cible la plus évidente pour ma colère mais je dois à présent en trouver une autre. Ce n’est qu’une question de temps avant que je ne découvre son identité. » Il pinça les lèvres en un sourire exsangue, cruel. « Tu dis que tu jouais aux cartes au Café du Réconfort. Tes partenaires auront donc le même alibi. Qui étaient ces hommes ? »
Je nommai mes amis, heureux de fournir une justification à leur activité de la veille ; au moins n’auraient-ils pas à faire face à ce genre d’inquisition.
« Veux-tu encore un peu de café ? » me demanda Friedlander bey, d’une voix lasse.
« Qu’Allah nous guide, j’en ai eu suffisamment.
— Que tes heures soient prospères, dit Papa en poussant un gros soupir. Va en paix.
— Avec ton autorisation, dis-je en me levant.
— Que le matin te trouve en bonne santé. »
Je songeai à Abdoulaye. « Inchallah. » Je me retournai et le Roc parlant avait déjà ouvert la porte. Je sentis un immense soulagement m’envahir quand je quittai la chambre. Dehors, dans la nuit, sous un ciel limpide piqué d’étoiles éclatantes, m’attendait le sergent Hadjar, appuyé contre sa voiture de patrouille. Je fus surpris ; je l’avais cru rentré en ville depuis longtemps.
« Je vois que tu t’en es bien tiré, me dit-il. Fais le tour par l’autre côté.
— Je monte devant ?
— Ouais. » Nous montâmes en voiture ; je n’étais jamais encore monté à l’avant d’une voiture de police. Si seulement mes potes me voyaient… « Cigarette ? » demanda Hadjar en sortant un paquet de françaises.
« Non, j’y touche pas. »
Il démarra, effectua un demi-tour serré et prit la direction du centre-ville, gyrophare allumé et sirène hurlante. « Tu veux t’acheter quelques soleils ? Ça, je sais que t’y touches. »
J’aurais volontiers complété mon stock mais en acheter à un flic, ça me faisait bizarre. Le trafic de stupéfiants était toléré dans le Boudayin, de la même manière qu’on tolérait le reste de nos inoffensives faiblesses. Certains flics n’appliquent pas toutes les lois ; il existait sans nul doute quantité de policiers auprès de qui on pouvait sans risque se procurer de la came. Simplement, Hadjar ne m’inspirait pas confiance. Pour l’instant.
« Qu’est-ce qui vous prend d’être si sympa avec moi, tout d’un coup ? »
Il se tourna vers moi et sourit : « Je n’escomptais pas te voir sortir vivant de cette chambre de motel. Quand tu as franchi cette porte, tu avais l’estampille de Papa sur le front. Ce qui est estampillé “o.k.” pour Papa l’est également pour moi. Pigé ? »
J’avais pigé. J’avais cru que Hadjar travaillait pour le lieutenant Okking et les forces de police mais Hadjar travaillait pour Friedlander bey, depuis le début.