« Vous pouvez me déposer chez Frenchy ?
— Frenchy ? Ta nana bosse là-bas, pas vrai ?
— Vous savez tout. »
Il se tourna, me sourit de nouveau. « Six kiams pièce, les soleils.
— Six ? C’est ridicule. Je peux les avoir pour deux et demi.
— T’es cinglé ? Il n’y a nulle part en ville où on peut les avoir pour moins de quatre, et encore, t’en trouves pas.
— Bon d’accord, je vous donne trois kiams chaque. »
Hadjar roula les yeux au ciel. « Te fatigue pas », me dit-il d’une voix dégoûtée. « Allah me donnera largement de quoi vivre sans toi.
— Jusqu’où pouvez-vous descendre ? Je veux dire, votre plancher.
— Propose ce qui te semble correct.
— Trois kiams, répétai-je.
— Parce que c’est entre toi et moi, dit Hadjar, très sérieux, je descendrai jusqu’à cinq et demi.
— Trois et demi. Si vous voulez pas de mon fric, je trouverai bien quelqu’un d’autre qui crachera pas dessus.
— Allah me sustentera. J’espère que tes affaires vont bien.
— Enfin merde, Hadjar ? Bon, d’accord, quatre.
— Quoi, tu crois peut-être que je te les offre ?
— À ce prix-là, c’est pas un cadeau. Quatre et demi. Content ?
— D’accord, je chercherai en Dieu mon réconfort. Je n’y gagne rien mais file-moi l’argent et qu’on n’en parle plus. » Et voilà comment marchandent les Arabes, dans un souk pour un vase en cuivre repoussé ou sur la banquette avant d’une voiture de flic.
Je lui donnai cent kiams et il me donna vingt-trois soleils. Durant le trajet jusque chez Frenchy, il me rappela trois fois qu’il m’en avait filé un gratis, en cadeau. À l’entrée dans le Boudayin, il ne ralentit pas : il fonça sous la porte pour enfiler la rue à toute vitesse, en prédisant aimablement que tout le monde lui dégagerait la voie ; ce fut quasiment le cas. Arrivés devant Frenchy, je m’apprêtais à descendre de voiture quand il m’interpella, d’un ton blessé : « Eh ? Tu vas pas m’offrir un pot ? »
Debout sur le trottoir, je claquai la portière puis me penchai pour passer la tête par la glace ouverte. « Je voudrais bien mais je peux tout simplement pas : si mes copains me voyaient trinquer avec un flic, eh bien, imaginez un peu l’effet déplorable pour ma réputation. Les affaires sont les affaires, Hadjar. »
Il sourit. « Et l’action, c’est l’action. Je sais, j’entends ça tout le temps. À un de ces quatre. » Et il fit demi-tour sur les chapeaux de roues pour redescendre la rue, sirène hurlante.
J’étais déjà en train de m’asseoir au comptoir de Frenchy quand je me souvins de tout le sang qui maculait mon corps et mes vêtements. Trop tard. Yasmin m’avait déjà repéré. Je grognai. J’avais besoin de quelque chose pour me remonter en prévision de la scène qui approchait à grands pas. Veine, j’avais tous ces soleils…
9.
Je fus de nouveau réveillé par la sonnerie de mon téléphone. Il était plus facile à trouver ce coup-ci ; je n’avais plus le jean auquel il était accroché la nuit précédente : il avait disparu, de même d’ailleurs que ma chemise. Yasmin avait décidé qu’il serait bien plus facile de les larguer que d’essayer d’ôter les taches. En outre, avait-elle ajouté, elle n’avait pas envie de penser au sang de Sonny chaque fois qu’elle ferait courir son doigt le long de ma cuisse. J’avais d’autres chemises ; pour le jean, c’était une autre affaire. En trouver une nouvelle paire allait être la première occupation de ce jeudi.
Du moins, était-ce ce que j’avais prévu. Voilà que le coup de téléphone changeait tout. « Ouais ? fis-je.
— Salut ! Bienvenue ! Comment va ?
— Loué soit Allah, dis-je. Mais qui est à l’appareil ?
— Je te demande pardon, ô habile ami, j’avais cru que tu reconnaîtrais ma voix. C’est Hassan. »
Je fermai hermétiquement les yeux puis les rouvris. « Salut, Hassan. Friedlander bey m’a appris au sujet d’Abdoulaye, hier soir… La consolation, c’est que tu ailles bien.
— Qu’Allah te bénisse, mon ami. À vrai dire, je t’appelle pour te transmettre une invitation de Friedlander bey. Il désire que tu te rendes chez lui pour prendre le petit déjeuner en sa compagnie. Il t’enverra une voiture avec chauffeur. »
Ce n’était pas ma manière idéale de commencer la journée. « J’avais cru hier au soir le convaincre de mon innocence. »
Rire d’Hassan. « Tu n’as pas à te tracasser pour ça. C’est une invitation purement amicale. Friedlander bey aimerait se racheter des frayeurs qu’il a pu t’occasionner. En outre, il y a deux ou trois choses qu’il aimerait te demander. Il pourrait y avoir une grosse somme à la clé pour toi, Marîd, mon fils. »
Ça ne m’intéressait aucunement de prendre l’argent de Papa mais, d’un autre côté, je ne pouvais pas refuser une invitation : ça ne se faisait tout bonnement pas dans la ville qu’il régentait. « Quand la voiture sera-t-elle ici ? demandai-je.
— Très bientôt. Rafraîchis-toi, puis écoute attentivement toutes les suggestions que pourra faire Friedlander bey. Tu en tireras profit si tu es malin.
— Merci, Hassan.
— Inutile de me remercier », et il raccrocha.
Je me recalai contre l’oreiller et réfléchis. Je m’étais promis, il y a des années, de ne jamais accepter de l’argent de Papa ; même s’il représentait le légitime paiement d’un service rendu, l’accepter vous plaçait illico dans cette vaste catégorie de ses « amis et représentants ». Moi, j’étais un indépendant, mais si je tenais à préserver ce statut, j’aurais intérêt à marcher sur des œufs cet après-midi.
Yasmin dormait encore, évidemment, et je ne la dérangerai pas – le bar à Frenchy n’ouvrait pas avant le début de soirée. Je gagnai la salle de bains, me lavai le visage et me brossai les dents. Il faudrait que je me présente à Papa en costume local. Je haussai les épaules ; Papa l’interpréterait sans doute comme un compliment. Ce qui me rappela que je ferais bien de lui apporter un menu cadeau ; c’était une entrevue entièrement différente de celle d’hier soir. J’achevai ma rapide toilette et m’habillai, renonçant au keffieh au profit du petit bonnet tricoté de mon pays natal. Je remplis mon sac de sport : de l’argent, mon téléphone, mes clés, parcourus du regard l’appartement avec comme un vague pressentiment, puis sortis. J’aurais dû laisser un mot à Yasmin, lui indiquant ma destination, mais je me dis que si je ne devais jamais rentrer, ça me ferait une belle jambe.
Il tombait une tiède averse de fin d’après-midi. J’entrai dans une boutique proche et achetai une corbeille de fruits assortis puis regagnai à pied mon immeuble, goûtant l’odeur fraîche et propre de la pluie sur les trottoirs. J’avisai une longue limousine noire qui m’attendait, moteur au ralenti. Un chauffeur en uniforme se tenait sous le porche de mon immeuble, pour s’abriter de la pluie. Il me salua quand j’approchai et m’ouvrit la porte arrière du luxueux véhicule. Je montai, adressai à Allah une prière silencieuse et entendis la portière claquer. Un instant plus tard, la voiture s’ébranlait, en direction de la vaste demeure de Friedlander bey.
Le garde en uniforme en faction à la grille du mur d’enceinte laissa passer notre limousine. L’allée gravillonnée décrivait une courbe gracieuse au milieu d’un jardin paysagé soigneusement entretenu. On voyait une profusion de fleurs tropicales éclatantes s’épanouir tout alentour et, derrière, de hauts palmiers dattiers et des plantations de bananiers. L’effet était bien plus naturel et réussi que les arrangements artificiels entourant la demeure de Lutz Seipolt. Le chauffeur conduisait lentement et les pneus crissaient bruyamment sur le gravier. À l’intérieur de ces murs, tout était calme et tranquille, comme si Papa avait réussi à éloigner les bruits et les clameurs de la cité au même titre que les visiteurs indésirables. Le corps de logis par lui-même n’avait que deux niveaux mais il s’étendait sur une vaste parcelle de centre-ville, sur un terrain qui n’était pas donné. On apercevait plusieurs tours – sans aucun doute avec des gardes, également – et la demeure de Friedlander bey avait son propre minaret. Je me demandai si Papa avait aussi son muezzin privé pour l’appeler à ses dévotions.