Le chauffeur nous arrêta devant les larges degrés de marbre de l’entrée principale. Non seulement m’ouvrit-il la portière de la voiture mais il m’accompagna également en haut des marches. C’est lui qui frappa à la porte d’acajou verni de la demeure. Une espèce de majordome vint ouvrir et le chauffeur annonça : « L’invité du maître. » Puis il regagna sa voiture, tandis que le majordome s’effaçait avec une courbette : je me retrouvai à l’intérieur de la maison de Freidlander bey. La porte superbe se referma derrière moi et l’air frais et sec caressa mon visage en sueur. La maison sentait vaguement l’encens.
« Par ici, je vous prie, dit le majordome. Le maître est pour l’heure à ses prières. Vous pouvez attendre dans cette antichambre. »
Je remerciai le domestique qui souhaita avec ferveur qu’Allah m’accorde toutes sortes de choses merveilleuses. Puis il disparut, me laissant seul dans la petite pièce. Je la parcourus négligemment, admirant au passage les divers objets délicats que Papa avait acquis durant son existence longue et mouvementée. Enfin, une porte communicante s’ouvrit et l’un des Rocs me fit signe. J’aperçus Papa à l’intérieur, en train de rouler son tapis de prière pour le ranger dans un placard. Il y avait un mihrâb dans la pièce, cette alcôve semi-circulaire qu’on trouve dans chaque mosquée pour indiquer la direction de La Mecque.
Friedlander bey se tourna pour m’accueillir et son visage gris et potelé s’illumina d’un authentique sourire de bienvenue. Il vint vers moi et me salua ; nous passâmes par toutes les formalités : je lui offris mon présent et il s’en montra ravi. « Les fruits ont l’air succulents et tentants », me dit-il en déposant la corbeille sur une table basse. « Je m’en régalerai après que le soleil sera couché, mon neveu ; c’est bien aimable de ta part d’avoir songé à moi. À présent, veux-tu te mettre à l’aise ? Nous avons à parler et, quand le temps sera venu, je te prierai de te joindre à moi pour le déjeuner. » Il m’indiqua un antique divan laqué qui semblait valoir une petite fortune. Puis il alla s’étendre sur sa couche, me faisant face à l’autre bout de plusieurs mètres d’un tapis aux exquises tonalités bleu pâle et or. J’attendis qu’il commence la conversation.
Il se caressa la joue et me regarda, comme s’il n’en avait pas eu assez la veille. « Je vois à ton teint que tu es un Maghrib, me dit-il. Es-tu tunisien ?
— Non, ô cheikh. Je suis né en Algérie.
— L’un de tes parents était certainement d’ascendance berbère. »
Ça me mit légèrement en rogne. Il y a des raisons profondes, historiques à cette irritation mais tout cela est de l’histoire ancienne, ennuyeuse, et sans intérêt aujourd’hui. J’esquivai l’ensemble du différend arabo-berbère en répondant : « Je suis un musulman, ô cheikh, et mon père était français.
— Il y a un proverbe, nota Friedlander bey, qui dit que si tu demandes à un mulet son hérédité, il te répondra simplement qu’un seul de ses parents était un cheval. » Je pris cela comme un léger reproche ; l’allusion aux ânes et aux mulets est plus significative si l’on estime, comme le font tous les Arabes, que l’âne – au même titre que le chien – fait partie des animaux les plus impurs. Papa devait avoir remarqué qu’il n’avait fait que m’irriter davantage car il agita la main avec un petit rire. « Pardonne-moi, mon neveu. Je remarquais simplement que ta langue est fortement teintée du dialecte du Maghrib. Bien sûr, ici dans notre cité, notre arabe est une mixture de maghrib, d’égyptien, de levantin et de perse. Je doute que quiconque parle un arabe pur, si même une telle chose existe où que ce soit ailleurs que sur la Voie droite. Je ne voulais pas te vexer. Et je dois inclure dans mes excuses le traitement auquel tu as été soumis hier soir. J’espère que tu peux en comprendre les raisons. »
Je hochai résolument la tête mais m’abstins de répondre.
Friedlander bey poursuivit : « Il est toutefois nécessaire de revenir au désagréable sujet dont nous avons discuté brièvement au motel. Ces meurtres doivent cesser. Il n’y a pas d’autre solution acceptable. Trois des quatre victimes jusqu’à présent étaient en rapport avec moi. Je ne peux voir en ces assassinats autre chose qu’une attaque personnelle, directe ou non.
— Trois sur quatre ? m’étonnai-je. Sans doute, Abdoulaye Abou-Saïd était l’un de tes hommes. Mais le Russe ? Et les deux Sœurs Veuves noires ? Aucun mac n’oserait s’attaquer aux Sœurs. Tamiko et Devi étaient célèbres pour leur farouche indépendance. »
Papa fit un petit geste de dégoût. « Je n’interférais pas avec les Sœurs Veuves noires dans leur activité de prostitution, me dit-il. Mon domaine se situe sur un plan plus élevé, même si bon nombre de mes associés tirent bénéfice de l’exploitation de toutes sortes de vices. Les Sœurs avaient le droit de garder jusqu’au dernier kiam qu’elles gagnaient et ne s’en privaient pas. Non, c’était d’autres services qu’elles me rendaient, des services d’une nature discrète, dangereuse et nécessaire. »
J’étais abasourdi. « Tami et Devi étaient… tes assassins ?
— Oui, confirma Friedlander bey. Et Sélima poursuivra ce genre de mission chaque fois qu’aucune autre solution ne sera possible. Tamiko et Devi étaient bien payées, elles avaient toute ma confiance et ont toujours donné d’excellents résultats. Leur disparition n’a pas été sans me préoccuper. Ce n’est pas une affaire simple de remplacer de telles artistes, surtout lorsque, à titre professionnel, j’avais pu apprécier une telle association. »
Cet aveu me donnait à réfléchir ; la révélation n’était pas difficile à accepter bien qu’elle constituât une totale surprise. Elle répondait même à certaines questions qui m’avaient épisodiquement travaillé, quant à l’audace délibérée des Sœurs Veuves noires. Elles travaillaient comme agents secrets de Friedlander bey et elles étaient protégées ; ou plutôt, étaient censées l’être. Malgré tout, deux d’entre elles étaient mortes. « Ce serait plus simple pour comprendre cette situation, ô cheikh », dis-je en réfléchissant tout haut, « si Tami et Devi avaient été l’une et l’autre assassinées de la même manière. Or, Devi a été tuée par balle avec un antique pistolet tandis que Tami a été torturée et poignardée.
— Je pensais la même chose, mon neveu, me dit Papa. Je t’en prie, continue. Peut-être éclairciras-tu ce mystère. »
Je haussai les épaules. « Eh bien, même cet indice pourrait être négligé si l’on n’avait pas découvert d’autres victimes assassinées dans des circonstances identiques.
— Je vais retrouver ces deux assassins », dit calmement le vieillard. C’était une déclaration ferme, ni un vœu pieu ni une vantardise.
« Il m’est venu à l’esprit, ô cheikh, que l’assassin qui utilise un pistolet tue pour quelque raison politique. Je l’ai vu abattre le Russe qui était un fonctionnaire mineur à la légation du royaume d’Ukraine et Biélorussie. Il portait un module mimétique James Bond. Son arme était la même que celle qu’utilise le personnage romanesque. Je crois qu’un assassin ordinaire, tuant par dépit, par colère soudaine ou bien au cours d’un vol, s’embrocherait le premier mamie qui lui tombe sous la main, ou bien aucun. Ce module James Bond peut fournir un certain degré de perspicacité et de maîtrise pour perpétrer rapidement et proprement un assassinat. Il ne serait par conséquent utile qu’à un tueur sans passion dont les actes feraient partie de quelque plan plus vaste. »