— Tu me fais honneur, ô cheikh, mais j’ai peur de ne pas partager ta confiance. »
Il leva sa main droite qui tremblait visiblement. « Je n’ai pas terminé, mon neveu. Il y a d’autres raisons pour lesquelles tu dois faire ce que je demande, des raisons qui te profiteront à toi, plus qu’à moi. Tu as essayé de parler de ton amie Nikki, hier soir, et je ne t’ai pas laissé faire. Je te demande encore une fois ton pardon. Tu avais tout à fait raison de t’inquiéter de sa sécurité. Je suis certain que sa disparition a été l’œuvre de l’un ou l’autre de ces meurtriers ; peut-être a-t-elle été déjà assassinée, fasse Allah que ce ne soit pas vrai. Je ne saurais dire. Pourtant, s’il est un espoir de la retrouver vivante, il réside en toi. Avec mes ressources, ensemble, nous trouverons les assassins. Ensemble, nous nous occuperons d’eux, comme le stipule la sage Parole de Dieu. Nous empêcherons la mort de Nikki si c’est possible et qui peut dire combien d’autres vies nous pourrons encore sauver ? Ne sont-ce pas là des buts dignes d’estime ? Peux-tu encore hésiter ? »
Tout cela était très flatteur, je suppose ; mais j’aurais bougrement aimé que Papa choisisse quelqu’un d’autre. Saïed aurait fait un bon boulot, surtout équipé de son mamie accélérateur. Je ne pouvais pourtant rien faire d’autre qu’accepter. « Je ferai pour toi mon possible, ô cheikh, dis-je à contrecœur, mais je n’abandonne pas mes doutes.
— C’est fort bien, dit Friedlander bey. Tes doutes te garderont en vie plus longtemps. »
J’aurais franchement préféré qu’il s’abstînt de cette dernière remarque ; à l’entendre, on aurait dit que je ne pourrais pas survivre, quoi que je fasse, mais que mes doutes me permettraient de tenir assez pour me voir souffrir. « Il en sera selon la volonté d’Allah, répondis-je.
— Que la bénédiction d’Allah soit avec toi. À présent, il nous faut discuter de ton paiement. »
Là aussi, ça me surprit. « Je n’avais pas songé à cela. »
Papa fit comme s’il n’avait pas entendu. « Il faut bien se nourrir, me dit-il simplement. Tu seras payé cent kiams par jour jusqu’à ce que cette affaire soit conclue. » Conclue était le terme adéquat : soit nous mettions un terme à l’existence de ces deux salauds d’assassins, soit c’était l’un ou l’autre qui me réglait mon compte.
« Je n’ai pas demandé de tels honoraires. » Cent par jour ; enfin, Papa avait dit qu’il fallait bien se nourrir. Je me demandais ce qu’il croyait être mon ordinaire.
À nouveau, il m’ignora. Il fit un geste au Roc parlant, qui approcha et lui tendit une enveloppe. « Voici sept cents kiams, me dit Papa, ta paie pour la première semaine. » Il rendit l’enveloppe au domestique qui me l’apporta.
Si je l’acceptais, ce serait le symbole de ma totale soumission à l’autorité de Friedlander bey. Plus question de reculer, de renoncer, de se défiler avant la fin. Je considérai l’enveloppe blanche dans la main couleur de grès. Ma main s’éleva un peu, redescendit, se leva de nouveau, prit l’argent. « Merci. »
Friedlander bey avait l’air ravi. « J’espère qu’il te procurera du plaisir. » Il avait foutrement intérêt : j’allais certainement en mériter jusqu’au dernier putain de fïq.
« Ô cheikh, quelles sont tes instructions ?
— Tout d’abord, mon neveu, tu dois aller voir le lieutenant Okking et te mettre à sa disposition. Je vais l’informer de notre entière coopération avec les forces de police dans cette affaire. Il y a des situations où mes associés peuvent agir avec plus d’efficacité que la police ; je suis certain que le lieutenant le reconnaîtra. Je crois qu’une alliance temporaire de mon organisation avec la sienne servira au mieux les besoins de la communauté. Il te fournira tous les indices dont il dispose sur les meurtres, une description probable de celui qui a tranché la gorge d’Abdoulaye Abou-Saïd et de Tamiko et tous autres renseignements qu’il a jusque-là gardés par-devers lui. En retour, tu l’assureras que nous tiendrons la police informée de tous les indices que nous pourrons découvrir.
— Le lieutenant Okking est un homme estimable mais il ne coopère qu’avec qui bon lui semble, ou lorsque c’est manifestement à son avantage. »
Bref sourire de Papa. « Dorénavant, il va coopérer avec toi, j’y veillerai. Il ne va pas tarder à apprendre que c’est même dans son intérêt. » Le vieil homme saurait tenir parole : si quelqu’un pouvait convaincre Okking de m’aider, c’était bien Friedlander bey.
« Et ensuite, ô cheikh ? »
Il inclina la tête et sourit à nouveau. Pour quelque raison, je me sentis glacé, comme si un vent piquant s’était glissé dans la forteresse de Papa. « Envisages-tu un temps, mon neveu, me demanda-t-il, ou bien vois-tu une circonstance, qui t’amènerait à rechercher les modifications que tu as jusque-là rejetées ? »
Le vent glacial fraîchit encore. « Non, ô cheikh. Je ne puis envisager un tel moment ni imaginer une telle situation ; cela ne signifie pas que cela ne pourra pas se produire. Peut-être, à quelque période dans l’avenir, éprouverai-je le besoin de choisir certaines modifications. »
Il hocha la tête. « Demain, nous sommes vendredi et j’observe le sabbath. Tu auras besoin de temps pour réfléchir et t’organiser. Lundi, c’est bien assez tôt.
— Assez tôt ? Assez tôt pour quoi ?
— Pour rencontrer mes chirurgiens particuliers, me dit-il simplement.
— Non », murmurai-je.
Soudain, Friedlander bey cessa de jouer les oncles affables. Il était devenu, instantanément, le meneur d’hommes dont les ordres ne pouvaient être discutés. « Tu as accepté mon argent, mon neveu, dit-il, inflexible. Tu feras ce que je dis. Tu ne peux espérer réussir contre nos ennemis à moins d’avoir l’esprit amélioré. Nous savons qu’au moins l’un des deux possède un cerveau électroniquement augmenté. Tu dois avoir le même, mais à un degré supérieur encore. Mes chirurgiens peuvent te procurer des avantages face aux assassins. »
Les deux mains de grès avaient fait leur apparition, pesant sur mes épaules, les maintenant avec fermeté. À présent, il n’y avait effectivement plus de sortie possible. « Quel genre d’avantages ? » demandai-je, inquiet. Je commençais à sentir la sueur froide de la panique totale. J’avais évité de me faire câbler le cerveau, moins par principe que par trouille. Cette seule idée engendrait en moi une profonde terreur qui confinait à une phobie irrationnelle, paralysante.
« Mes chirurgiens te fourniront toutes les explications voulues.
— Ô cheikh, dis-je d’une voix qui se brisait. Je ne souhaite pas une telle chose.
— Les événements ont progressé au-delà de ce que tu souhaites ou non. Tu auras d’autres idées en tête, lundi. »
Non, songeai-je, ce ne sera pas moi, ce sera Friedlander bey et ses chirurgiens qui me mettront d’autres idées en tête.
10.
« Le lieutenant Okking n’est pas dans son bureau pour l’instant, dit un agent en uniforme. Puis-je vous venir en aide ?
— Le lieutenant sera-t-il bientôt de retour ? » demandai-je. Derrière lui, la pendule indiquait qu’il était presque dix heures. Je me demandai jusqu’à quelle heure Okking allait travailler ce soir ; je n’avais aucun désir de parler avec le sergent Hadjar, quels que fussent ses rapports avec Papa. Je n’avais toujours pas confiance en lui.
« Le lieutenant a dit qu’il remontait à l’instant, il est juste descendu faire une course. »
Cela me rassura. « Pas de problème si j’attends dans son bureau ? Nous sommes de vieux amis. »